Boule de Suif | Page 5

Guy de Maupassant
là-dedans s'ouvraient, en haut, deux
yeux noirs magnifiques, ombragés de grands cils épais qui mettaient une ombre dedans;
en bas, une bouche charmante, étroite, humide pour le baiser, meublée de quenottes
luisantes et microscopiques.
Elle était de plus, disait-on, pleine de qualités inappréciables.

Aussitôt qu'elle fut reconnue, des chuchotements coururent parmi les femmes honnêtes,
et les mots de «prostituée», de «honte publique» furent chuchotés si haut qu'elle leva la
tête. Alors elle promena sur ses voisins un regard tellement provocant et hardi qu'un
grand silence aussitôt régna, et tout le monde baissa les yeux à l'exception de Loiseau, qui
la guettait d'un air émoustillé.
Mais bientôt la conversation reprit entre les trois dames, que la présence de cette fille
avait rendues subitement amies, presque intimes. Elles devaient faire, leur semblait-il,
comme un faisceau de leurs dignités d'épouses en face de cette vendue sans vergogne; car
l'amour légal le prend toujours de haut avec son libre confrère.
Les trois hommes aussi, rapprochés par un instinct de conservateurs à l'aspect de
Cornudet, parlaient argent d'un certain ton dédaigneux pour les pauvres. Le comte Hubert
disait les dégâts que lui avaient fait subir les Prussiens, les pertes qui résulteraient du
bétail volé et des récoltes perdues, avec une assurance de grand seigneur dix fois
millionnaire que ces ravages gêneraient à peine une année. M. Carré-Lamadon, fort
éprouvé dans l'industrie cotonnière, avait eu soin d'envoyer six cent mille francs en
Angleterre, une poire pour la soif qu'il se ménageait à toute occasion. Quant à Loiseau, il
s'était arrangé pour vendre à l'Intendance française tous les vins communs qui lui
restaient en cave, de sorte que l'État lui devait une somme formidable qu'il comptait bien
toucher au Havre.
Et tous les trois se jetaient des coups d'oeil rapides et amicaux. Bien que de conditions
différentes, ils se sentaient frères par l'argent, de la grande franc-maçonnerie de ceux qui
possèdent, qui font sonner de l'or en mettant la main dans la poche de leur culotte.
La voiture allait si lentement qu'à dix heures du matin on n'avait pas fait quatre lieues.
Les hommes descendirent trois fois pour monter des côtes à pied. On commençait à
s'inquiéter, car on devait déjeuner à Tôtes et l'on désespérait maintenant d'y parvenir
avant la nuit. Chacun guettait pour apercevoir un cabaret sur la route, quand la diligence
sombra dans un amoncellement de neige et il fallut deux heures pour la dégager.
L'appétit grandissait, troublait les esprits; et aucune gargote, aucun marchand de vin ne se
montraient, l'approche des Prussiens et le passage des troupes françaises affamées ayant
effrayé toutes les industries.
Les messieurs coururent aux provisions dans les fermes au bord du chemin, mais ils n'y
trouvèrent pas même de pain, car le paysan défiant cachait ses réserves dans la crainte
d'être pillé par les soldats qui, n'ayant rien à se mettre sous la dent, prenaient par force ce
qu'ils découvraient.
Vers une heure de l'après-midi, Loiseau annonça que décidément il se sentait un rude
creux dans l'estomac. Tout le monde souffrait comme lui depuis longtemps; et le violent
besoin de manger, augmentant toujours, avait tué les conversations.
De temps en temps, quelqu'un bâillait; un autre presque aussitôt l'imitait; et chacun, à tour
de rôle, suivant son caractère, son savoir-vivre et sa position sociale, ouvrait la bouche
avec fracas ou modestement en portant vite sa main devant le trou béant d'où sortait une

vapeur.
Boule de Suif, à plusieurs reprises, se pencha comme si elle cherchait quelque chose sous
ses jupons. Elle hésitait une seconde, regardait ses voisins, puis se redressait
tranquillement. Les figures étaient pâles et crispées. Loiseau affirma qu'il payerait mille
francs un jambonneau. Sa femme fit un geste comme pour protester; puis elle se calma.
Elle souffrait toujours en entendant parler d'argent gaspillé, et ne comprenait même pas
les plaisanteries sur ce sujet. «Le fait est que je ne me sens pas bien, dit le comte,
comment n'ai-je pas songé à apporter des provisions?»--Chacun se faisait le même
reproche.
Cependant, Cornudet avait une gourde pleine de rhum; il en offrit; on refusa froidement.
Loiseau seul en accepta deux gouttes, et, lorsqu'il rendit la gourde, il remercia: «C'est bon
tout de même, ça réchauffe, et ça trompe l'appétit.»--L'alcool le mit en belle humeur et il
proposa de faire comme sur le petit navire de la chanson: de manger le plus gras des
voyageurs. Cette allusion indirecte à Boule de Suif choqua les gens bien élevés. On ne
répondit pas; Cornudet seul eut un sourire. Les deux bonnes soeurs avaient cessé de
marmotter leur rosaire, et, les mains enfoncées dans leurs grandes manches, elles se
tenaient immobiles, baissant obstinément les yeux, offrant sans doute au Ciel la
souffrance qu'il leur envoyait.
Enfin, à trois heures, comme on se trouvait au milieu d'une plaine interminable, sans un
seul village en vue, Boule
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