Benjamin Constant | Page 5

Hippolyte Castille
du mal du pays et revint à Lausanne.
Déjà depuis quelques années son esprit se dirigeait vers la politique, et bient?t cet esprit si mobile va se fixer dans cette direction. à s'en rapporter aux premières expressions de la pensée qui appara?t sans masque dans cette correspondance tout à fait intime, ?je crois, comme vous, qu'on ne voit au fond que la fourbe et la fureur, dit-il, en parlant de la démocratie. Mais j'aime mieux la fourbe et la fureur qui renversent les chateaux forts, détruisent les titres et autres sottises de cette espèce, mettent un pied légal sur toutes les rêveries religieuses, que celles qui voudraient conserver et consacrer ces misérables avortons de la stupidité barbare des Juifs, entée sur la férocité ignorante des Vandales.?
Et, plus loin, il ajoute ces mots qui l'expliquent bien mieux que tous les commentaires biographiques:
?Le genre humain est né sot et mené par des fripons; c'est la règle; mais entre fripons et fripons, je donne ma voix aux Mirabeau et aux Barnave, plut?t qu'aux Sartine et aux Breteuil...?
Le vice secret de M. Benjamin Constant est là tout entier. Il fut démocrate sans croyance à la démocratie; choisissant entre deux friponneries celle qui satisfait le mieux à l'ironie de son caractère et à ses instincts littéraires.
Que deviendrait une nation faite à l'image d'un tel homme? Il est clair qu'elle ne serait plus menée par des fripons de génie. Elle offrirait bient?t l'exemple du scepticisme impuissant écrasé par la force brutale.
De tels hommes, il faut avoir le courage de le dire, malgré l'admiration dont leurs talents les ont rendus l'objet, sont les pires dissolvants qui puissent se glisser au coeur d'un grand peuple. Si les Fran?ais n'y prennent garde, l'aveugle adoration du talent les mènera vers l'ab?me où périt jadis la démocratie athénienne.
?Lisez de Thou, lisez Tacite, ne vous alambiquez l'esprit sur rien, répondait madame de Charrière à ce malade de la pensée obligé de s'avouer à lui-même son impuissance.
?Je m'accroche aux circonstances pour justifier mes défauts, disait-il. Quand on est actif, on l'est dans tous les états, et quand on est aussi paresseux et décousu que je suis, on l'est aussi dans tous les états. Adieu. Répondez-moi une bonne longue lettre. Envoyez-moi du nectar, je vous envoie de la poussière, mais c'est tout ce que j'ai. Je suis tout poussière. Comme il faut finir par là, autant vaut-il commencer aussi par là.?
Toujours l'idée de la mort à c?té de l'idée du doute. Et quelle lassitude! quelle satiété se mêle à ce désabusement qui aurait pu servir de modèle à certains héros poétiques de l'école dangereuse de lord Byron et de M. de Musset!
?Je suis, dit ce Manfred ou ce Rolla, parvenu à ce point de désabusement que je ne saurais que désirer, si tout dépendait de moi, et que je suis convaincu que je ne serais dans aucune situation plus heureux que je ne le suis. Cette situation et le sentiment profond et constant de la brièveté de la vie, me fait tomber le livre ou la plume des mains, toutes les fois que j'étudie... Nous n'avons pas plus de motifs pour acquérir de la gloire, pour conquérir un empire ou pour faire un bon livre, que nous n'en avons pour faire une promenade ou une partie de whist.?
Et pourtant cet homme, qui se croit tout poussière, qui a un sentiment si constant de la brièveté de la vie (ce qui devrait lui inspirer le désir de la remplir par des actes utiles), est toujours en chasse de chimères, de vanités et de passions amoureuses dans lesquelles il n'apporte pas plus de foi d'ailleurs que dans ses doctrines politiques et religieuses.
En arrivant à Lausanne, dans la plus belle saison de l'année, en juin 1793, M. Benjamin Constant éprouva un sentiment de bien-être moral aisé à comprendre chez un homme de tant d'indépendance, il se sentait à la fois débarrassé de l'habit de haute domesticité et de l'épaisse atmosphère de la petite cour béotienne de Brunswick. Il respirait l'air natal dans le plus pittoresque pays du monde.
Comme s'il e?t voulu tout à fait dépouiller le vieil homme, il débuta au retour par une brouille avec Mme de Charrière. Elle était à cet age où le demi-jour lui-même, où les mensonges de la toilette et des lumières, ne permettent plus d'illusions. Les larmes n'ont plus d'empire alors. Et la tristesse, dénuée des graces touchantes que lui prête la jeunesse, ne fait que rendre plus rigides ces lignes sévères de la vieillesse, qui font honte à l'amour et obligent au respect.
Au printemps de la vie, l'Amour, alors même qu'il est prêt à choir, s'accroche dans sa chute à tant de rameaux verts et fleuris, qu'il ne tombe qu'après de longues péripéties. Mais, à l'age que venait d'atteindre Mme de Charrière, les ruptures vont vite. Le jeune homme qui s'est
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