et de pluie torrentielle.
Ce soir, de ce cote-la, tout est pur, et la montagne mythologique decoupe nettement sa cime sur le ciel profond.
Je descends dans ma cabine, je m'habille et je remonte.
Alors commence l'attente anxieuse de chaque soir: une heure, deux heures se passent, les minutes se trainent et sont longues comme des nuits.
A onze heures, un leger bruit d'avirons sur la mer calme; un point lointain s'approche en glissant comme une ombre. C'est la barque de Samuel. Les factionnaires le couchent en joue et le helent. Samuel ne repond rien, et cependant les fusils s'abaissent;--les factionnaires ont une consigne secrete qui concerne lui seul, et le voila le long du bord.
On lui remet pour moi des filets, et differents ustensiles de peche; les apparences sont sauvees ainsi, et je saute dans la barque, qui s'eloigne; j'enleve le manteau qui couvrait mon costume turc et la transformation est faite. Ma veste doree brille legerement dans l'obscurite, la brise est molle et tiede, et Samuel rame sans bruit dans la direction de la terre.
Une petite barque est la qui stationne.--Elle contient une vieille negresse hideuse enveloppee d'un drap bleu, un vieux domestique albanais arme jusqu'aux dents, au costume pittoresque; et puis une femme, tellement voilee qu'on ne voit plus rien d'elle-meme qu'une informe masse blanche.
Samuel recoit dans sa barque les deux premiers de ces personnages, et s'eloigne sans mot dire. Je suis reste seul avec la femme au voile, aussi muette et immobile qu'un fantome blanc; j'ai pris les rames, et, en sens inverse, nous nous eloignons aussi dans la direction du large. --Les yeux fixes sur elle, j'attends avec anxiete qu'elle fasse un mouvement ou un signe.
Quand, a son gre, nous sommes assez loin, elle me tend ses bras; c'est le signal attendu pour venir m'asseoir aupres d'elle. Je tremble en la touchant, ce premier contact me penetre d'une langueur mortelle, son voile est impregne des parfums de l'Orient, son contact est ferme et froid.
J'ai aime plus qu'elle une autre jeune femme que, a present, je n'ai plus le droit de voir; mais jamais mes sens n'ont connu pareille ivresse.
XX
La barque d'Aziyade est remplie de tapis soyeux, de coussins et de couvertures de Turquie. On y trouve tous les raffinements de la nonchalance orientale, et il semblerait voir un lit qui flotte plutot qu'une barque.
C'est une situation singuliere que la notre: il nous est interdit d'echanger seulement une parole; tous les dangers se sont donne rendez-vous autour de ce lit, qui derive sans direction sur la mer profonde; on dirait deux etres qui ne se sont reunis que pour gouter ensemble les charmes enivrants de l'impossible.
Dans trois heures, il faudra partir, quand la Grande Ourse se sera renversee dans le ciel immense. Nous suivons chaque nuit son mouvement regulier, elle est l'aiguille du cadran qui compte nos heures d'ivresse.
D'ici la, c'est l'oubli complet du monde et de la vie, le meme baiser commence le soir qui dure jusqu'au matin, quelque chose de comparable a cette soif ardente des pays de sable de l'Afrique qui s'excite en buvant de l'eau fraiche et que la satiete n'apaise plus ...
A une heure, un tapage inattendu dans le silence de cette nuit: des harpes et des voix de femmes; on nous crie gare, et a peine avons-nous le temps de nous garer. Un canot de la Maria Pia passe grand train pres de notre barque; il est rempli d'officiers italiens en partie fine, ivres pour la plupart;--il avait failli passer sur nous et nous couler.
XXI
Quand nous rejoignimes la barque de Samuel, la Grande Ourse avait depasse son point de plus grande inclinaison, et on entendait dans le lointain le chant du coq.
Samuel dormait, roule dans ma couverture, a l'arriere, au fond de la barque; la negresse dormait, accroupie a l'avant comme une macaque; le vieil Albanais dormait entre eux deux, courbe sur ses avirons.
Les deux vieux visiteurs rejoignirent leur maitresse, et la barque qui portait Aziyade s'eloigna sans bruit. Longtemps je suivis des yeux la forme blanche de la jeune femme, etendue inerte a la place ou je l'avais quittee, chaude de baisers, et humide de la rosee de la nuit.
Trois heures sonnaient a bord des cuirasses allemands: une lueur blanche a l'orient profilait le contour sombre des montagnes, dont la base etait perdue dans l'ombre, dans l'epaisseur de leur propre ombre, refletee profondement dans l'eau calme. Il etait impossible d'apprecier encore aucune distance dans l'obscurite projetee par ces montagnes; seulement les etoiles palissaient.
La fraicheur humide du matin commencait a tomber sur la mer; la rosee se deposait en gouttelettes serrees sur les planches de la barque de Samuel; j'etais vetu a peine, les epaules seulement couvertes d'une chemise d'Albanais en mousseline legere. Je cherchais ma veste doree; elle etait restee dans la barque d'Aziyade. Un froid mortel glissait le long de mes bras,
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