Aziyade | Page 2

Pierre Loti
humaine, deux grands yeux verts fixes sur les miens.
Les sourcils etaient bruns, legerement fronces, rapproches jusqu'a se
rejoindre; l'expression de ce regard etait un melange d'energie et de
naivete; on eut dit un regard d'enfant, tant il avait de fraicheur et de
jeunesse.
La jeune femme qui avait ces yeux se leva, et montra jusqu'a la ceinture
sa taille enveloppee d'un camail a la turque (feredje) aux plis longs et
rigides. Le camail etait de soie verte, orne de broderies d'argent. Un
voile blanc enveloppait soigneusement la tete, n'en laissant paraitre que
le front et les grands yeux. Les prunelles etaient bien vertes, de cette
teinte vert de mer d'autrefois chantee par les poetes d'Orient.
Cette jeune femme etait Aziyade.

V
Aziyade me regardait fixement. Devant un Turc, elle se fut cachee;
mais un giaour n'est pas un homme; tout au plus est-ce un objet de
curiosite qu'on peut contempler a loisir. Elle paraissait surprise qu'un de
ces etrangers, qui etaient venus menacer son pays sur de si terribles
machines de fer, put etre un tres jeune homme dont l'aspect ne lui
causait ni repulsion ni frayeur.

VI
Tous les canots des escadres etaient partis quand je revins sur le quai;
les yeux verts m'avaient legerement captive, bien que le visage exquis
cache par le voile blanc me fut encore inconnu; j'etais repasse trois fois
devant la mosquee aux cigognes, et l'heure s'en etait allee sans que j'en
eusse conscience.
Les impossibilites etaient entassees comme a plaisir entre cette jeune
femme et moi; impossibilite d'echanger avec elle une pensee, de lui

parler ni de lui ecrire; defense de quitter le bord apres six heures du soir,
et autrement qu'en armes; depart probable avant huit jours pour ne
jamais revenir, et, par dessus tout, les farouches surveillances des
harems.
Je regardai s'eloigner les derniers canots anglais, le soleil pres de
disparaitre, et je m'assis irresolu sous la tente d'un cafe turc.

VII
Un attroupement fut aussitot forme autour de moi; c'etait une bande de
ces hommes qui vivent a la belle etoile sur les quais de Salonique,
bateliers ou portefaix, qui desiraient savoir pourquoi j'etais reste a terre
et attendaient la, dans l'espoir que peut-etre j'aurais besoin de leurs
services.
Dans ce groupe de Macedoniens, je remarquai un homme qui avait une
drole de barbe, separee en petites boucles comme les plus antiques
statues de ce pays; il etait assis devant moi par terre et m'examinait
avec beaucoup de curiosite; mon costume et surtout mes bottines
paraissaient l'interesser vivement. Il s'etirait avec des airs calins, des
mines de gros chat angora, et baillait en montrant deux rangees de dents
toutes petites, aussi brillantes que des perles.
Il avait d'ailleurs une tres belle tete, une grande douceur dans les yeux
qui resplendissaient d'honnetete et d'intelligence. Il etait tout depenaille,
pieds nus, jambes nues, la chemise en lambeaux, mais propre comme
une chatte.
Ce personnage etait Samuel.

VIII
Ces deux etres rencontres le meme jour devaient bientot remplir un role
dans mon existence et jouer, pendant trois mois, leur vie pour moi; on

m'eut beaucoup etonne en me le disant. Tous deux devaient abandonner
ensuite leur pays pour me suivre, et nous etions destines a passer l'hiver
ensemble, sous le meme toit, a Stamboul.

IX
Samuel s'enhardit jusqu'a me dire les trois mots qu'il savait d'anglais:
--Do you want to go on board? (Avez-vous besoin d'aller a bord?)
Et il continua en sabir:
--Te portarem col la mia barca. (Je t'y porterai avec ma barque.)
Samuel entendait le sabir; je songeai tout de suite au parti qu'on pouvait
tirer d'un garcon intelligent et determine, parlant une langue connue,
pour cette entreprise insensee qui flottait deja devant moi a l'etat de
vague ebauche.
L'or etait un moyen de m'attacher ce va-nu-pieds, mais j'en avais peu.
Samuel, d'ailleurs, devait etre honnete, et un garcon qui l'est ne consent
point pour de l'or a servir d'intermediaire entre un jeune homme et une
jeune femme.

X
A WILLIAM BROWN, LIEUTENANT AU 3E D'INFANTERIE DE
LIGNE, A LONDRES
Salonique, 2 juin.
... Ce n'etait d'abord qu'une ivresse de l'imagination et des sens; quelque
chose de plus est venu ensuite, de l'amour ou peu s'en faut; j'en suis
surpris et charme.
Si vous aviez pu suivre aujourd'hui votre ami Loti dans les rues d'un

vieux quartier solitaire, vous l'auriez vu monter dans une maison
d'aspect fantastique. La porte se referme sur lui avec mystere. C'est la
case choisie pour ces changements de decors qui lui sont familiers.
(Autrefois, vous vous en souvenez, c'etait pour Isabelle B ..., l'etoile : la
scene se passait dans un fiacre, ou Hay-Market street, chez la maitresse
du grand Martyn; vieille histoire que ces changements de decors, et
c'est a peine si le costume oriental leur prete encore quelque peu
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