avait été mis en chantier à Birkenhead, véritable faubourg de la ville, situé sur la rive gauche de la Mersey, et mis en communication avec le port par le va-et-vient incessant des barques à vapeur.
Le constructeur, Scott & Co., l'un des plus habiles de l'Angleterre, avait re?u de Richard Shandon un devis et un plan détaillé, où le tonnage, les dimensions, le gabarit du brick étaient donnés avec le plus grand soin. On devinait dans ce projet la perspicacité d'un marin consommé. Shandon ayant des fonds considérables à sa disposition, les travaux commencèrent, et, suivant la recommandation du propriétaire inconnu, on alla rapidement.
Le brick fut construit avec une solidité à toute épreuve; il était évidemment appelé à résister à d'énormes pressions, car sa membrure en bois de teack, sorte de chêne des Indes remarquable par son extrême dureté, fut en outre reliée par de fortes armatures de fer. On se demandait même dans le monde des marins pourquoi la coque d'un navire établi dans ces conditions de résistance n'était pas faite de t?le, comme celle des autres batiments à vapeur. A cela, on répondait que l'ingénieur mystérieux avait ses raisons pour agir ainsi.
Peu à peu le brick prit figure sur le chantier, et ses qualités de force et de finesse frappèrent les connaisseurs. Ainsi que l'avaient remarqué les matelots du Nautilus, son étrave faisait un angle droit avec la quille; elle était revêtue, non d'un éperon, mais d'un tranchant d'acier fondu dans les ateliers de R. Hawthorn de Newcastle. Cette proue de métal, resplendissant au soleil, donnait un air particulier au brick, bien qu'il n'e?t rien d'absolument militaire. Cependant un canon du calibre 16 fut installé sur le gaillard d'avant; monté sur pivot, il pouvait être facilement pointé dans toutes les directions; il faut ajouter qu'il en était du canon comme de l'étrave; ils avaient beau faire tous les deux, ils n'avaient rien de positivement guerrier.
Mais si le brick n'était pas un navire de guerre, ni un batiment de commerce, ni un yacht de plaisance, car on ne fait pas des promenades avec six ans d'approvisionnement dans sa cale, qu'était-ce donc?
Un navire destiné à la recherche de _l'Erebus_ et du Terror, et de sir John Franklin? Pas davantage, car en 1859, l'année précédente, le commandant MacClintock était revenu des mers arctiques, rapportant la preuve certaine de la perte de cette malheureuse expédition.
Le Forward voulait-il donc tenter encore le fameux passage du Nord-Ouest? à quoi bon? le capitaine MacClure l'avait trouvé en 1853, et son lieutenant Creswel eut le premier l'honneur de contourner le continent américain du détroit de Behring au détroit de Davis.
Il était pourtant certain, indubitable pour des esprits compétents, que le Forward se préparait à affronter la région des glaces. Allait-il pousser vers le p?le Sud, plus loin que le baleinier Wedell, plus avant que le capitaine James Ross? Mais à quoi bon, et dans quel but?
On le voit, bien que le champ des conjectures f?t extrêmement restreint, l'imagination trouvait encore moyen de s'y égarer.
Le lendemain du jour où le brick fut mis à flot, sa machine lui arriva, expédiée des ateliers de R. Hawthorn, de Newcastle.
Cette machine, de la force de cent vingt chevaux, à cylindres oscillants, tenait peu de place; sa force était considérable pour un navire de cent soixante-dix tonneaux, largement voilé d'ailleurs, et qui jouissait d'une marche remarquable. Ses essais ne laissèrent aucun doute à cet égard, et même le ma?tre d'équipage Johnson avait cru convenable d'exprimer de la sorte son opinion à l'ami de Clifton:
?Lorsque le Forward se sert en même temps de ses voiles et de son hélice, c'est à la voile qu'il arrive le plus vite.?
L'ami de Clifton n'avait rien compris à cette proposition, mais il croyait tout possible de la part d'un navire commandé par un chien en personne.
Après l'installation de la machine à bord, commen?a l'arrimage des approvisionnements; et ce ne fut pas peu de chose, car le navire emportait pour six ans de vivres. Ceux-ci consistaient en viande salée et séchée, en poisson fumé, en biscuit et en farine; des montagnes de café et de thé furent précipitées dans les, soutes en avalanches énormes. Richard Shandon présidait à l'aménagement de cette précieuse cargaison en homme qui s'y entend; tout cela se trouvait casé, étiqueté, numéroté avec un ordre parfait; on embarqua également une très-grande provision de cette préparation indienne nommée pemmican, et qui renferme sous un petit volume beaucoup d'éléments nutritifs.
Cette nature de vivres ne laissait aucun doute sur la longueur de la croisière; mais un esprit observateur comprenait de prime saut que le Forward allait naviguer dans les mers polaires, à la vue des barils de lime-juice[1], de pastilles de chaux, des paquets de moutarde, de graines d'oseille et de cochléaria, en un mot, à l'abondance de ces puissants antiscorbutiques, dont l'influence est si nécessaire dans les
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