forte que ma volonté.
Tout l'amour de mon pays me gonfle le coeur: c'est la première fois que
j'y reviens de si loin. J'ai vécu, là-bas, dea heures profondes où le
meilleur de moi-même a vibré, où j'ai connu la plénitude de l'existence.
J'ai glissé sur l'onde immortelle, le soir, à travers Venise endormie; j'ai
vu, des hauteurs du Pincio, le couchant inonder Rome de féerie et de
splendeur, et, du sommet du Vésuve, la baie de Naples et la campagne
italienne dérouler leur poésie empoignante, et j'ai vu, de la Tour Eiffel,
le Paris gigantesque de mes rêves, et, à la Comédie-Française, où l'on
jouait "Oedipe-Roi", la résurrection de la Grèce antique. Mais tout cela
ne fut pas le sanglot qui m'a pris à la gorge il y a un instant. Il a fallu
que je parle à la terre de mes aïeux comme un fils à sa mère qu'il
retrouve. Elle est peut-être moins belle, moins divine que celles que j'ai
parcourues, mais quelque chose en moi le nie, parce que je lui
appartiens. Ce cri presque délirant l'avait rendue certaine qu'il ne lui
mentait pas, que son patriotisme n'était pas de la parade. A plusieurs
reprises, il l'avait initiée tour à tour, avec presque la même chaleur,
presque la même puissance, à l'âme canadienne-française, héroïque,
séculaire, ardente, inassimilable, et à l'âme canadienne, vivante, mais
qui tâtonnait, se cherchait elle-même et, dans le conflit des races et le
tourbillon des joutes politiques, faisait la conquête d'elle-même. Et
suspendue aux tirades enflammées du jeune homme, Marguerite
Delorme avait compris le drame émouvant du peuple qui se préparait.
Elle avait conscience que nul autre mieux que Jules Hébert, parce que
nul autre ne pouvait être plus sincère, plus éloquent, eût pu évoquer ce
grand problème national. Elle admirait, en lui, le jugement lumineux, la
saine intelligence, la culture large, l'ambition pure, l'enthousiasme viril,
l'accent énergique, le visage fort, la stature vigoureuse. Dans son
cerveau, elle ne découvrait rien d'avili, de maladif, de morbide; dans sa
parole et son geste, elle pressentait un maître. Il lui avait dessiné les
lignes pathétiques de l'histoire du Canada, chanté la poésie du
Saint-Laurent. Il prenait, peu à peu, sur elle un ascendant qu'elle
subissait, une autorité dont elle ignorait le chemin au fond de son être.
Jules Hébert ne posait pas, avec la jeune fille: il était lui, inconscient de
l'influence que son magnétisme produisait sur elle. Aussi, fut-il étonné
de la façon émue dont elle venait de lui dire sa tendresse pour le fleuve
qu'il adorait. Bouleversé au point de ne pas trouver à répondre, il garda
le silence, pendant que sa compagne suivait en elle le prolongement des
paroles qu'elle avait prononcées. Puis, il eut un remords de ne pas lui
avoir crié sa reconnaissance.
--Mademoiselle, fit-il subitement, d'une voix grave, je ne suis qu'un
ingrat...
--Je ne vous comprends pas...
--C'est que je ne puis m'y tromper... Vous avez donné un peu de votre
âme au Saint-Laurent...
--Beaucoup de mon âme, je vous l'assure...
==Alors le patriote aurait dû vous en remercier sur-le-champ, vous
promettre de ne jamais oublier l'amie charmante que sa patrie vient de
conquérir...
--Félicitez-en votre patrie, Monsieur, fit-elle, un peu moqueuse.
--Vous avez tort de railler, lui reprocha-t-il. Ma patrie n'aura jamais
assez d'amis sincères... Vous le savez, l'admiration étrangère stimule un
peuple en voie de se former... Un bon mot de vous, là-bas, peut finir par
produire des miracles...
--J'inventerai des occasions de le dire, ce bon mot...
--Merci, à l'avance, pour chacune d'elles... reprit-il. Mais permettez-moi
de badiner à mon tour. Aimer, c'est posséder, paraît-il: s'il contient tous
les flots du Saint-Laurent, votre coeur est immense...
--On n'a jamais le coeur assez grand pour l'emplir de belles choses... Le
mien est un écrin où déjà sont réunis les joyaux les plus précieux, et
plus il en reçoit, plus il en veut avoir... Au gré de la rêverie qui me le
fait ouvrir, j'y trouve les lacs de Côme et de Lugano, la Grotte d'Azur,
l'Abbaye de Fiesole, la baie de Nice, la côte d'Émeraude, les étangs de
Hampton Court, et tant d'antres... Je ne les échangerais pas pour toute la
fortune du tyran de l'huile... Jusqu'ici, je les y avais placés de
moi-même, sans le secours d'un artiste qui m'en expliquât la beauté... Je
viens d'y joindre un diamant de la plus belle eau, le fleuve canadien.
Vous m'en avez enseigné la grandeur: je remercie le hasard d'avoir mis
sur ma route un tel professeur...
--Et moi, la Providence, une telle élève, murmura-t-il.
A ce mot de Providence dont s'était servi tout naturellement le jeune
homme, une gêne glissa entre eux. Plusieurs fois, le cours de leurs
causeries avait fait planer autour d'eux l'ombre de la Divinité, et alors,
quelque chose de froid, un moment, glaçait l'attraction
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.