Au bonheur des dames | Page 7

Emile Zola
s'animait, en pleine vente.
Alors, Denise eut la sensation d'une machine, fonctionnant à haute pression, et dont le branle aurait gagné jusqu'aux étalages. Ce n'étaient plus les vitrines froides de la matinée; maintenant, elles paraissaient comme chauffées et vibrantes de la trépidation intérieure. Du monde les regardait, des femmes arrêtées s'écrasaient devant les glaces, toute une foule brutale de convoitise. Et les étoffes vivaient, dans cette passion du trottoir: les dentelles avaient un frisson, retombaient et cachaient les profondeurs du magasin, d'un air troublant de mystère; les pièces de drap elles-mêmes, épaisses et carrées, respiraient, soufflaient une haleine tentatrice; tandis que les paletots se cambraient davantage sur les mannequins qui prenaient une ame, et que le grand manteau de velours se gonflait, souple et tiède, comme sur des épaules de chair, avec les battements de la gorge et le frémissement des reins. Mais la chaleur d'usine dont la maison flambait, venait surtout de la vente, de la bousculade des comptoirs, qu'on sentait derrière les murs. Il y avait là le ronflement continu de la machine à l'oeuvre, un enfournement de clientes, entassées devant les rayons, étourdies sous les marchandises, puis jetées à la caisse. Et cela réglé, organisé avec une rigueur mécanique, tout un peuple de femmes passant dans la force et la logique des engrenages.
Denise, depuis le matin, subissait la tentation. Ce magasin, si vaste pour elle, où elle voyait entrer en une heure plus de monde qu'il n'en venait chez Cornaille en six mois, l'étourdissait et l'attirait; et il y avait, dans son désir d'y pénétrer, une peur vague qui achevait de la séduire. En même temps, la boutique de son oncle lui causait un sentiment de malaise. C'était un dédain irraisonné, une répugnance instinctive pour ce trou glacial de l'ancien commerce. Toutes ses sensations, son entrée inquiète, l'accueil aigri de ses parents, le déjeuner triste sous un jour de cachot, son attente au milieu de la solitude ensommeillée de cette vieille maison agonisante, se résumaient en une sourde protestation, en une passion de la vie et de la lumière. Et, malgré son bon coeur, ses yeux retournaient toujours au Bonheur des Dames, comme si la vendeuse en elle avait eu le besoin de se réchauffer au flamboiement de cette grande vente.
-- En voilà qui ont du monde, au moins, laissa-t-elle échapper.
Mais elle regretta cette parole, en apercevant les Baudu près d'elle. Mme Baudu, qui avait achevé de déjeuner, était debout, toute blanche, ses yeux blancs fixés sur le monstre; et, résignée, elle ne pouvait le voir, le rencontrer ainsi de l'autre c?té de la rue, sans qu'un désespoir muet gonflat ses paupières. Quant à Geneviève, elle surveillait avec une inquiétude croissante Colomban, qui, ne se croyant pas guetté, restait en extase, les regards levés sur les vendeuses des confections, dont on apercevait le comptoir, derrière les glaces de l'entresol. Baudu, la bile au visage, se contenta de dire:
-- Tout ce qui reluit n'est pas d'or. Patience!
La famille, évidemment, renfon?ait le flot de rancune qui lui montait à la gorge. Une pensée d'amour-propre l'empêchait de se livrer si vite, devant ces enfants arrivés du matin. Enfin, le drapier fit un effort, se détourna pour s'arracher au spectacle de la vente d'en face.
-- Eh bien! reprit-il, voyons chez Vin?ard. Les places sont courues, demain il ne serait plus temps peut-être.
Mais, avant de sortir, il donna l'ordre au second commis d'aller à la gare prendre la malle de Denise. De son c?té, Mme Baudu, à laquelle la jeune fille confiait Pépé, décida qu'elle profiterait d'un moment, pour mener le petit rue des Orties, chez Mme Gras, afin de causer et de s'entendre. Jean promit à sa soeur de ne pas bouger de la boutique.
-- Nous en avons pour deux minutes, expliqua Baudu, pendant qu'il descendait la rue Gaillon avec sa nièce. Vin?ard a créé une spécialité de soie, où il fait encore des affaires. Oh! il a de la peine comme tout le monde, mais c'est un finaud qui joint les deux bouts par une avarice de chien... Je crois pourtant qu'il veut se retirer à cause de ses rhumatismes.
Le magasin se trouvait rue Neuve-des-Petits-Champs, près du passage Choiseul. Il était propre et clair, d'un luxe tout moderne, petit pourtant, et pauvre de marchandises. Baudu et Denise trouvèrent Vin?ard en grande conférence avec deux messieurs.
-- Ne vous dérangez pas, cria le drapier. Nous ne sommes pas pressés, nous attendrons.
Et, revenant par discrétion vers la porte, se penchant à l'oreille de la jeune fille, il ajouta:
-- Le maigre est au Bonheur second à la soie et le gros est un fabricant de Lyon.
Denise comprit que Vin?ard poussait son magasin à Robineau, le commis du Bonheur des Dames. L'air franc, la mine ouverte, il donnait sa parole d'honneur, avec la facilité d'un homme que les serments ne gênaient pas. Selon lui, sa maison
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