parler de ses frères, il la tutoya.
-- Ton père ne vous a donc rien laissé? Moi, je croyais qu'il y avait encore quelques sous. Ah! je lui ai assez conseillé, dans mes lettres, de ne pas prendre cette teinturerie! Un brave coeur, mais pas deux liards de tête!... Et tu es restée avec ces gaillards sur les bras, tu as d? nourrir ce petit monde!
Sa face bilieuse s'était éclairée, il n'avait plus les yeux saignants dont il regardait le Bonheur des Dames. Brusquement, il s'aper?ut qu'il barrait la porte.
-- Allons, dit-il, entrez, puisque vous êtes venus... Entrez, ?a vaudra mieux que de baguenauder devant des bêtises.
Et, après avoir adressé aux étalages d'en face une dernière moue de colère, il livra passage aux enfants, il pénétra le premier dans la boutique, en appelant sa femme et sa fille.
-- élisabeth, Geneviève, arrivez donc, voici du monde pour vous!
Mais Denise et les petits eurent une hésitation devant les ténèbres de la boutique. Aveuglés par le plein jour de la rue, ils battaient des paupières comme au seuil d'un trou inconnu, tatant le sol du pied, ayant la peur instinctive de quelque marche tra?tresse. Et, rapprochés encore par cette crainte vague, se serrant davantage les uns contre les autres le gamin, toujours dans les jupes de la jeune fille et le grand derrière, ils faisaient leur entrée avec une grace souriante et inquiète. La clarté matinale découpait la noire silhouette de leurs vêtements de deuil, un jour oblique dorait leurs cheveux blonds.
-- Entrez, entrez, répétait Baudu.
En quelques phrases brèves, il mettait au courant Mme Baudu et sa fille. La première était une petite femme mangée d'anémie, toute blanche, les cheveux blancs, les yeux blancs, les lèvres blanches. Geneviève, chez qui s'aggravait encore la dégénérescence de sa mère, avait la débilité et la décoloration d'une plante grandie à l'ombre. Pourtant, des cheveux noirs magnifiques, épais et lourds, poussés comme par miracle dans cette chair pauvre, lui donnaient un charme triste.
-- Entrez, dirent à leur tour les deux femmes. Vous êtes les bienvenus.
Et elles firent asseoir Denise derrière le comptoir. Aussit?t, Pépé monta sur les genoux de sa soeur, tandis que Jean, adossé contre une boiserie, se tenait près d'elle. Ils se rassuraient, regardaient la boutique, où leurs yeux s'habituaient à l'obscurité. Maintenant, ils la voyaient, avec son plafond bas et enfumé, ses comptoirs de chêne polis par l'usage, ses casiers séculaires aux fortes ferrures. Des ballots de marchandises sombres montaient jusqu'aux solives. L'odeur des draps et des teintures, une odeur apre de chimie, semblait décuplée par l'humidité du plancher. Au fond, deux commis et une demoiselle rangeaient des pièces de flanelle blanche.
-- Peut-être ce petit monsieur-là prendrait-il volontiers quelque chose? dit Mme Baudu en souriant à Pépé.
-- Non, merci, répondit Denise. Nous avons bu une tasse de lait dans un café, devant la gare.
Et, comme Geneviève regardait le léger paquet qu'elle avait posé par terre, elle ajouta:
-- J'ai laissé notre malle là-bas.
Elle rougissait, elle comprenait qu'on ne tombait pas de la sorte chez le monde. Déjà, dans le wagon, dès que le train avait quitté Valognes, elle s'était sentie pleine de regret; et voilà pourquoi, à l'arrivée, elle avait laissé la malle et fait déjeuner les enfants.
-- Voyons, dit tout d'un coup Baudu, causons peu et causons bien... Je t'ai écrit, c'est vrai, mais il y a un an; et, vois tu, ma pauvre fille, les affaires n'ont guère marché, depuis un an...
Il s'arrêta, étranglé par une émotion qu'il ne voulait pas montrer. Mme Baudu et Geneviève, l'air résigné, avaient baissé les yeux.
-- Oh! continua-t-il, c'est une crise qui passera, je suis bien tranquille... Seulement, j'ai diminué mon personnel, il n'y a plus ici que trois personnes, et le moment n'est guère venu d'en engager une quatrième. Enfin, je ne puis te prendre comme je te l'offrais, ma pauvre fille.
Denise l'écoutait, saisie, toute pale. Il insista, en ajoutant:
-- ?a ne vaudrait rien, ni pour toi, ni pour nous.
-- C'est bien, mon oncle, finit-elle par dire péniblement. Je tacherai de m'en tirer tout de même.
Les Baudu n'étaient pas de mauvaises gens. Mais ils se plaignaient de n'avoir jamais eu de chance. Au temps où leur commerce marchait, ils avaient d? élever cinq gar?ons, dont trois étaient morts à vingt ans; le quatrième avait mal tourné, le cinquième venait de partir pour le Mexique, comme capitaine. Il ne leur restait que Geneviève. Cette famille avait co?té gros, et Baudu s'était achevé, en achetant à Rambouillet, le pays du père de sa femme, une grande baraque de maison. Aussi toute une aigreur grandissait-elle, dans sa loyauté maniaque de vieux commer?ant.
-- On prévient, reprit-il en se fachant peu à peu de sa propre dureté. Tu pouvais m'écrire, je t'aurais répondu de rester là bas... Quand j'ai appris la mort de ton père, parbleu! je t'ai dit ce qu'on dit
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.