Armand Durand | Page 8

Madame Leprohon
l'orme qu'il y a là devant la
maison. De plus, elle est jeune et elle apprendra.
Madame Chartrand pensa intérieurement qu'en effet des femmes aussi
jeunes et aussi délicates que Geneviève étaient souvent devenues de
bonnes ménagères, mais elle garda cette réflexion pour elle-même et
reprit:
--Je ne veux pas blâmer ta femme pour son ignorance à conduire un
ménage, mais ne penses-tu as qu'elle ferait bien de commencer de suite
à l'apprendre? Il se pourrait que tes moissons ne seraient pas toujours
aussi bonnes que cette année; les enfants, qui entraînent de nouvelles
dépenses, peuvent venir, et la ruine dont tu te ris maintenant te
surprendre plus tard. Écoutes je vais te faire une proposition. Je suis
veuve, sans enfants, et parfaitement libre de suivre mes volontés. Dis
un mot et je viens demeurer ici. Je ne serai pas un fardeau, car tu sais
que j'ai par moi-même des moyens suffisants. J'enseignerai à
Geneviève la tenue du ménage si elle a la force ou le désir de
l'apprendre, et dans tous les cas je prendrai sur moi toute la tâche de
conduire la maison. Ton bien-être, ta bourse et ton bonheur y
gagneront. Maintenant, réfléchis bien avant de me donner une réponse
quelconque.
Paul suivit ce conseil. Il croisa ses bras sur la table et y reposa sa tête,
afin de réfléchir plus mûrement. Sans doute la prospérité matérielle de
l'établissement augmenterait notablement par les soins de cette
ménagère économe, mais comment Geneviève prendrait-elle cela?
c'était là l'important. Les tinettes de beurre, les meules de fromage
s'accumuleraient dans ses caves, la toile et le linge de ménage dans ses
garde-robes, et lorsqu'il reviendrait fatigué, épuisé, de ses travaux des
champs, il trouverait de bons et succulents repas l'attendant; oui, tout
cela lui serait très-agréable, mais serait-ce la même chose pour sa
femme qui passerait toutes les heures de son absence à éviter la

constante surveillance que sa soeur exercerait sur chaque chose et sur
chaque personne autour d'elle? Comme elle serait peinée, mortifiée de
se voir continuellement exposée à un frappant contraste avec l'habile et
énergique madame Chartrand, obligée de ressentir aussi amèrement
son infériorité sur tout ce en quoi l'autre excellait. Non, il n'avait pas le
droit de compromettre le bonheur de sa femme en permettant
l'intrusion d'un tiers dans sa maison. D'un ton bien veillant mais ferme,
il répondit donc:
--Merci, Françoise, pour ta bonne offre qui est, je le sais, l'impulsion
d'un coeur tendre et généreux, mais il vaut mieux que nous restions
seuls, ma petite Geneviève et moi. Nous aurons, je le présume, des
embarras comme tous les gens mariés; mais nous devons essayer de les
supporter avec patience. Si Geneviève fait défaut en quelques choses,
elle est au moins douée d'un doux et affectionné.
--C'est donc une affaire décidée, Paul?
--Oui. Tu n'es pas fâchée?
--Mais non: penses-tu donc que je n'ai pas plus de jugement que cela?
Mais il me faut partir dès demain, car je ne veux pas souffrir plus
longtemps les épreuves auxquelles mon tempérament ni ma patience
sont continuellement exposés dans cette maison. Entre l'indifférence de
Geneviève et la honteuse négligence de sa servante paresseuse, je
serais mise en pièces avant quinze jours, empêchée que je serais
d'essayer à mettre les choses en ordre. Quoi! elles m'ont déjà presque
fait perdre de vue mon pauvre mari et le chagrin légitime qu'en veuve
bien apprise je dois ressentir de sa mort. Je retourne maintenant dans
ma chambre pour y faire quelques prières, car j'ai manqué les vêpres
afin d'avoir cet entretien avec toi.
Et elle sortit.
Paul se laissa aller à une profonde rêverie d'où il fut bientôt tiré par
l'arrivée de sa femme.
--Viens ici, lui dit-il en l'apercevant.

Et passant son bras autour d'elle, il continua:
--Ma soeur désire venir demeurer avec nous; elle prendrait la direction
du ménage. Qu'en dis-tu?
Le pâle visage de la jeune femme rougit légèrement et ses lèvres
tremblèrent; mais reprenant presqu'aussitôt possession d'elle-même,
elle répondit doucement:
--C'est bien, Paul, si tu le désires toi-même.
--Non, ma petite femme, non! il n'en sera pas ainsi. Je ne permettrai à
personne de s'interposer entre toi et moi; nous nous tirerons d'affaire
seuls. J'ai déjà dit à soeur Françoise ce qu'il en est, et la responsabilité
du refus ne retombe que sur moi.
Oh! comme les beaux yeux lustrés de Geneviève surent bien le
remercier, pendant que ses mignons petits doigts, pressant doucement
sa main, le ramenaient par leur muet langage à l'affection qu'avaient
pu lui faire perdre les remontrances impitoyables de madame
Chartrand.
Cette dernière fut fidèle à sa détermination, et le lendemain matin, au
moment même où le soleil commençait à illuminer l'Orient de ses feux,
elle montait dans une élégante petite charrette à ressort dans laquelle
son frère la ramenait chez elle. Si Paul avait
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