Armand Durand | Page 2

Madame Leprohon
parents.
Parmi ces derniers il y avait une famille tout récemment arrivée de
France et qui accepta très-volontiers la pressante invitation que lui fit
M. de Courval d'aller passer une partie de l'été avec lui. Monsieur et
madame Lubois vinrent donc, amenant avec eux deux jeunes enfants,
âgés respectivement de sept et neuf ans, ainsi que leur gouvernante.
Cette dernière, Geneviève Audet, était une jeune fille de frêle
apparence, aux traits délicats et aux manières timides, possédant une
éducation suffisante pour l'humble poste que'elle occupait, mais en
réalité n'ayant pas de grandes connaissances en dehors de cette sphère.
Elle était un cousine éloignée sans fortune de la famille avec laquelle
elle vivait, et ainsi que cela arrive souvent, ces liens de la parenté
vis-à-vis d'elle. ON ignorait généralement ce fait, pendant
qu'elle-même n'y faisait pas souvent allusion; cela cependant
l'empêchait de chercher à se faire une position meilleure en demandant
de l'emploi dans d'autres familles, parce que agir ainsi aurait été jeter
du discrédit sur cette parenté qui était pour elle un honneur si stérile.

Paul Durand allait souvent chez M. de Courval, partie parce que,
ayant ensemble acheté à un prix nominal une vaste étendue de terrains
marécageux qu'ils étaient en train d'utiliser par l'assèchement, ils
avaient en commun quelques intérêts, et partie parce que ses visites
offraient une source de jouissances réelles à M. de Courval qui était en
théorie aussi bon agriculteur que Durand dans la pratique et qui
prenait un véritable plaisir à causer de moissons, d'assèchements, de
tout ce qui concerne une ferme, avec quelqu'un dont les succès dans ces
spécialités étaient une preuve frappante de la justesse de ses propres
opinions. Quand il venait au Manoir, s'il arrivait que le seigneur eut
alors des visiteurs, tous deux se rendaient dans la chambre qui servait
au double usage de bibliothèque et de bureau, et là ils causaient à
l'aise en fumant l'excellent tabac de M. de Courval.
Celui-ci aurait volontiers présenté Paul à ses amis les plus distingués,
car il l'estimait et le respectait; mais Durand évitait naturellement une
société où les conversations portaient sur des sujets de la ville qui lui
étaient parfaitement étrangers, et dont ceux qui y prenaient part
avaient quelque peine à cacher l'espèce de mépris qu'ils éprouvaient à
l'égard de sa position sociale.
Dans ses allées et venues il lui arrivait souvent de rencontrer
Geneviève Audet avec ses petits élèves et quelquefois il était peiné,
d'autres fois irrité en voyant l'espèce de tyrannie que ces enfants gâtés
et rebelles paraissaient exercer sur leur infortunée gouvernante.
Simple et droit en toutes choses, il communiqua un jour ses impressions
à ce sujet à M. de Courval, et sans remarquer l'éclair de plaisir qui
rayonna tout-à-coup dans les yeux de ce monsieur, il se prit à écouter
placidement l'éloquent panégyrique qu'il lui fit des vertus de
mademoiselle Audet, en accompagnant ces éloges de quelques
touchantes allusions aux épreuves et aux peines qui de fait
l'accablaient; puis, M. de Courval l'invita à aller visiter avec lui ses
magnifiques betteraves à vaches. Soit hasard ou autrement, ils
s'avancèrent vers l'endroit où Geneviève, assise sous un érable dont les
larges branches fournissaient beaucoup d'ombre, engageait ses élèves
indociles à apprendre que le Canada n'était pas en Afrique, ainsi qu'ils
persistaient à le dire. Quoi de plus naturel qu'il présentât son

compagnon à la gouvernante? C'est ce qu'il fit; et pendant que ces
deux derniers changeaient ensemble quelques paroles, il se mit à
cajoler les enfants qui l'accablèrent aussitôt de leurs babils enfantins.
Les manières de Geneviève n'avaient que peu de cette vivacité qui
caractérise généralement les Françaises, et la triste expérience dont sa
jeune existence était remplie avait imprimé à son langage un ton
réservé, presque froid. Cependant, Paul se sentit singulièrement attiré
vers elle. Elle était si délicate, elle avait l'air si faible, et en réalité elle
était si désolée, si malheureuse, qu'il ne put s'empêcher de ressentir
cette espèce d'impulsion intérieure qui possède les hommes de coeur en
présence de la faiblesse opprimée et qui les pousse à la protéger et à la
secourir.
L'entrevue avait duré plus longtemps qu'il avait cru, tant elle avait été
intéressante; et ce ne fut pas la dernière, car deux jours après M. de
Courval le fit mander pour examiner un légume monstre sous la forme
d'un énorme navet, capable de remporter le prix, non seulement par sa
grosseur, mais encore pour sa difformité et son infériorité au double
point de vue du goût et des qualités nutritives. Ils examinèrent donc la
curiosité et firent sur son compte toutes sortes de commentaires; puis
en causant, ils se promenèrent. M. de Courval ayant soin de diriger les
pas précisément au même endroit où se trouvait mademoiselle Audet,
comme la première fois. Le bon seigneur se mit encore à amuser les
enfants,
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