le temps qui le sépare de l'époque fixée pour l'exécution de sa sentence. Son incertitude ne fut pas de longue durée, car trois jours après sa lettre, madame Chartrand arriva. Malgré son deuil tout récent qu'elle sentait en réalité très-profondément, malgré sa santé quelque peu délabrée, cette dernière fut alarmée, presque terrifiée, en voyant l'état de chose qui se faisait remarquer dans la maison de son frère. De vagues rumeurs sur l'inhabilité de sa belle-soeur étaient bien parvenues jusque'à ses oreilles, mais entièrement occupée par son mari qui avait été confiné dans sa chambre pendant trois ou quatre mois avant sa mort, elle y avait à peine prêté attention. Elles es présentèrent alors devant elle dans toute leur affreuse réalité, et peut-être n'aurait-elle pu trouver de plus grande distraction à son légitime chagrin que le nouveau champ de regrets qui s'ouvrit devant elle.
--Comment, se disait-elle intérieurement, comment puis-je trouver le temps de pleurer Louis quand je vois sur la table de mon frère du pain aussi méchant et du beurre immangeable? Comment puis-je m'absorber à déplorer mon veuvage quand je vois ces misérables servantes de mon frère s'amuser avec leurs cavaliers pendant que le d?ner br?le sur le po?le et que la crème se perd dans la laiterie? Ah! c'est désolant!
C'était en effet bien distrayant, car madame Chartrand n'avait pas été huit jours dans la maison, qu'elle avait oublié ses peines et son deuil, dans l'étonnement profond où l'avait jetée un examen plus attentif des gaspillages et de la mauvaise administration du ménage. Elle n'eut pour Geneviève d'autre sentiment que celui d'une pitié dédaigneuse, et un vif regret que Paul e?t commis une aussi grave erreur dans le choix d'une épouse. Cette femme robuste et active, habituée dès le berceau au ménage, ne pouvait comprendre la langueur maladive et le découragement auxquels sa délicate et nerveuse belle-soeur était si souvent en proie, et plus d'une fois elle l'accusa intérieurement d'affectation.
Les choses ne pouvaient pas rester longtemps dans ce état sans fournir à quelqu'un l'occasion de se décharger le coeur, et un dimanche après-midi qu'elle avait sous un prétexte quelconque refusé d'accompagner Geneviève aux vêpres, madame Chartrand entra dans la chambre où Paul fumait sa pipe dans une calme solitude. Celui-ci ne se méprit pas sur la détermination qui se lisait dans les yeux aussi bien que dans la solennité des allures de sa soeur, et il se prépara à une scène; mais comme un habile tacticien, il attendit l'attaque en silence.
--Paul, s'écria-t-elle brusquement, déposes là ta pipe et écoutes-moi. Je vaux avoir un entretien avec toi.
--Un entretien! et sur quel sujet? répondit-il d'un ton bref.
--Sur quel sujet! dis-tu. Peut-il y en avoir d'autre que la manière déplorable dont est conduit ton ménage?
--Je crois que c'est une affaire qui ne regarde que Geneviève et moi, répondit-il sèchement en reprenant sa pipe qu'il avait momentanément déposée sur la table.
--Ceci est une réponse digne tout au plus d'être faite à un étranger, mais ce n'est pas celle que tu devrais faire à ta soeur a?née et unique qui, en te parlant ainsi, n'est mue que par un affectueux intérêt pour toi. Accordes-moi un peu de patiente attention, je ne t'en demanderai pas davantage. Laisse-moi te dire maintenant sans réserve tout ce que j'ai sur le coeur, et puis si tu le désires, je garderai ensuite le silence.
Pensant qu'il y avait quelque vérité dans ce que sa soeur lui disait, Durand inclina la tête, et elle reprit:
--Du temps de notre pauvre mère, bien que tu n'eusses pas plus de vaches dans tes paturages qu'il y en a maintenant, et peut-être moins puisque tu as ajouté trois belles génisses à ton troupeau, il y avait toujours rangés dans ta cave plusieurs quartauts de bon beurre bien fait, attendant que les prix fussent satisfaisants pour être transportés au marché; toujours il y avait sur tes tablettes des rangées de fromages et des paniers d'oeufs. Et aujourd'hui? il n'y a rien à vendre pour le présent et rien pour plus tard. Dans un coin de la laiterie malpropre un quartaut d'une certaine substance rance que nous devons appeler beurre parce qu'elle ne répondrait à aucun autre nom, une douzaine d'oeufs peut-être sur une assiette fêlée, et un peu de crêpe moisie: voilà toute ta richesse de laitage. L'état des choses est-il meilleur dans la basse-cour? Quand je songe aux nombreuses couvées de grasses volailles, de dindes et d'oies qui la peuplaient jadis, mon coeur souffre en n'y voyant maintenant qu'une couple d'oisons et de dindes solitaires, ainsi que les quelques chétifs bantams aussi sauvages que des bécasses qui prennent leur nourriture où ils peuvent, car la plupart du temps on oublie de leur en donner, bien que les restes de repas qui sont perdus suffiraient amplement pour faire d'eux des volailles de prix... Qu'as-tu à répondre à
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