et semblait encore
robuste pour son âge; mais son dos légèrement courbé et les plis
profonds de son visage attestaient qu'il s'était usé par une vie de labeur
incessant. Il entra et plaça sous la fenêtre, à côté de la porte, un sac de
toile qui contenait probablement des outils.
Avant qu'il se fût redressé, la jeune fille lui avait jeté les deux bras
autour du cou et l'embrassait en lui souhaitant gaiement le bonsoir. Il la
serra sur son coeur et lui murmura doucement à l'oreille:
--Merci, ma chère Lina. Depuis quelque temps nous avons la vie assez
dure; mais cependant j'ai encore des raisons de remercier Dieu. Il t'a
donné un coeur excellent et il a rendu la santé à ta pauvre mère. De
quoi pourrais-je me plaindre?
--Allons, allons, prenez place à la table, grand-père, vous devez avoir
faim, dit la jeune fille avec une certaine nuance d'inquiétude; car la
voix du vieillard avait un ton qui ne lui était pas ordinaire et qui faisait
craindre à la jeune fille qu'il ne lui fût arrivé quelque chose de
désagréable.
Tous trois prirent place à table et baissèrent la tête pour dire leur prière.
--Bon appétit, grand-père, vite à l'oeuvre maintenant, j'ai une faim de
loup. Ah! voilà des pommes de terre bien accommodées; c'est à s'en
lécher les doigts. Mère, vous en avez de l'honneur.
Lina avait prononcé ces paroles d'un ton joyeux évidemment pour
dissiper les préoccupations du vieillard. Elle remarqua qu'il
s'interrompait quelque fois de manger et qu'il secouait la tête.
--Grand-père chéri, dit-elle, vous êtes si taciturne. Allons,
racontez-nous quelque chose. Comment vont les gens de l'Aigle d'or?
Léocadie se mariera-t-elle bientôt avec le fils du fermier Kanteels?
Est-il vrai qu'Isabelle va demeurer à Bruxelles?
--Que Dieu protège ces gens égarés! soupira Jean Wouters. Si le père
Mol n'ouvre pas promptement les yeux, il déplorera trop tard son
coupable aveuglement. Le malheur et la honte sont suspendus sur cette
maison, tout y va mal.
--Mal, comment l'entendez-vous, grand-père?
--Maintenant, mes enfants, desservez d'abord la table et puis je vous
dirai ce qui m'a fait de la peine.
La jeune fille se dépêcha de porter dans la laverie le pot, les assiettes et
les cuillers, revint, prit une chaise à côté du vieillard et murmura en le
regardant curieusement:
--Eh bien? eh bien?
--Ah! mes enfants, dit-il, depuis quelques semaines il se passe de
malheureuses choses à l'Aigle d'or; il y vient de temps en temps de
riches messieurs de la ville qui y dépensent en un après-midi plus
d'argent qu'il n'en faut pour soutenir pendant une année entière une
famille d'ouvriers.--Vous croyez que j'exagère? Ils y boivent du vin et
ils le font couler par terre à pleins ruisseaux; et ce vin coûte douze
francs la bouteille!
--Douze francs! comment est-ce possible? s'écria la veuve, à moins que
ce soit de l'argent fondu!
--Non, Anna, au contraire, c'est un breuvage fade. L'aubergiste m'en a
fait goûter à la cave, cela a le goût d'eau sucrée et cela pique un peu le
nez comme de la bière de Louvain qui est depuis longtemps en
bouteille. Ça s'appelle du Champagne. Mais ce breuvage n'est pas aussi
inoffensif qu'il le paraît. Il pousse d'abord les gens à la gaieté, il les
étourdit ensuite et leur fait perdre la tête..... J'étais à mon travail dans la
cave lorsque le jeu a commencé. Comme la porte de la salle du
restaurant était presque constamment ouverte, j'entendais les sons de
leurs voix confuses et j'entendais en partie ce qu'ils criaient; car ils
parlaient tous d'un ton très élevé. Le reste me fut raconté par
l'aubergiste ou par la servante, qui descendaient à chaque instant à la
cave pour prendre de nouvelles bouteilles. Quelque chose d'incroyable
me fit frémir de surprise et de honte. A travers tout le bruit qu'ils
faisaient, j'entendais les filles de l'Aigle d'or éclater du rire et crier à
l'aide comme des enfants qu'on poursuit en jouant... et, pensez donc, on
avait parié là-haut vingt bouteilles que Léocadie avait les bras plus gros
que sa soeur Isabelle. Les jeunes filles ne paraissaient pas disposées a
laisser mesurer leurs bras par les parieurs en gaieté; mais l'aubergiste
les y a forcées!
--Est-ce possible? murmura Lina.
--L'argent, l'argent, mon enfant. L'aubergiste gagne huit francs sur
chaque bouteille. Ce pari lui a fait gagner cent soixante francs en moins
d'une heure, autant qu'un bon ouvrier en deux mois. Mais ses enfants
n'y perdront-elles pas leur bonheur et leur honneur? Voilà la triste
question. L'argent qu'on gagne d'une pareille façon ne peut pas profiter.
Dieu est trop juste pour ça. La servante a bien voulu me faire accroire
qu'Isabelle avait beaucoup de chances de se marier avec un de ces
beaux messieurs de la ville; mais la pauvre fille, sans le savoir peut-être,
sert
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