ne me trompe pas, grand-père; depuis mon enfance je n'ai plus revu Herman Steenvliet, et cependant je ne puis pas me tromper; un seul regard de ses grands yeux bruns a suffi pour me le faire reconna?tre.
--Tout est possible, dit le vieux charpentier, nous allons le savoir immédiatement. Il est couché sur le dos, et il dort si profondément qu'un coup de canon ne le réveillerait pas. Regardons-le de près avec la lumière.
Les femmes le suivirent. Tandis qu'il tenait la lampe élevée au-dessus de la tête du dormeur tous les trois regardaient attentivement son visage sans dire un mot; et au bout d'un instant ils quittèrent la chambre, toujours silencieux.
--Ce n'est pas lui, tu t'es trompée, dit le grand-père.
--Il ne lui ressemble pas du tout, affirma la mère. ?'a été une illusion de tes sens.
--Oui, maintenant qu'il a les yeux fermés je ne sais vraiment pas ce que je dois en penser, dit la jeune fille hésitante. Je me serai peut-être trompée en effet.
Et elle s'assit toute pensive près du poêle.
--C'e?t été un hasard surprenant, dit le vieillard. M. Steenvliet, le riche entrepreneur qui habite maintenant à Bruxelles, au quartier Léopold, une maison qui ressemble à un palais, était autrefois, a Ruysbroeck, le voisin de ton père, Lina, un simple manoeuvre de ma?on, un ouvrier comme lui.
--Je le sais, grand-père, ils étaient bons amis.
--C'est-à-dire, fit observer la veuve, c'était de bonnes connaissances, mais pas des amis de coeur, car Charles Steenvliet était un peu fier. D'ailleurs feu ton père était charpentier et Steenvliet était ma?on. Ils ne fréquentaient pas les mêmes camarades; mais il est vrai cependant, Lina, que tu as joué presque tous les jours avec le fils Steenvliet, un bel et brave enfant, qui ne paraissait prendre plaisir que dans ta compagnie.
--Et comment cet apprenti ma?on, ce M. Steenvliet, veux-je dire, est-il devenu depuis lors immensément riche?
--Peuh, les gens en parlent différemment, répondit la femme en levant les épaules.
--Oh! la chose est très simple, dit le grand-père, on voit souvent s'élever de ces fortunes étonnantes. Déjà, lorsque ton père vivait encore, Charles Steenvliet, qui était un bon ouvrier et un gaillard audacieux, avait risqué quelques petites entreprises et amassé ainsi un peu d'argent. Peu à peu il a fait des entreprises plus considérables, et il a fait ses affaires avec tant de bonheur qu'il a trouvé de gros bailleurs de fonds. C'est ainsi que sa fortune s'est accrue rapidement, et enfin, en entreprenant de grands travaux publics en pays étrangers il a gagné des sommes énormes; des millions, à ce qu'on dit.
--Si riche! Se rappellerait-il l'amitié de feu mon père? murmura la jeune fille.
--Je ne le crois pas, mon enfant. Il y a plus de quinze ans que mon pauvre fils a été enlevé subitement par le choléra, et alors Steenvliet était déjà allé demeurer à Bruxelles... Ne nous laissons pas attrister par ces douloureux souvenirs.
Il essuya avec son doigt une larme qui perlait au bord de sa paupière. Lina baissa les yeux et poussa un soupir; mais, n'entendant plus la voix de son grand-père, elle releva la tête et lui demanda, probablement pour dissiper sa tristesse:
--Et n'avez-vous plus jamais vu M. Steenvliet depuis qu'il est devenu riche?
--Oui, quelquefois. J'ai travaillé une fois pour lui pendant plusieurs semaines, et j'ai même causé avec lui à différentes reprises quand il m'interrogeait sur mon travail.
--Et il vous a sans doute reconnu?
--Il ne pouvait pas me reconna?tre, Lina. Quand Charles Steenvliet était le voisin de ton père à Ruysbroeck, moi je demeurais à Ternorth.
--Mais vous lui avez parlé de l'amitié de feu mon père, n'est-ce pas? Qu'est-ce qu'il vous répondait?
--Je ne lui en ai jamais parlé. Vois-tu, Lina, les gens riches, quand ils ont été ouvriers, n'aiment pas qu'on leur rappelle leur passé. D'ailleurs M. Steenvliet aurait pu supposer que je lui parlais de pareilles choses par orgueil ou bien pour obtenir de lui une faveur. Le mieux était donc de n'en point parler... Allons, enfants, allons nous coucher, il est déjà tard; vous voyez bien que le jeune monsieur, qui est ici à c?té, n'a pas encore remué. Dormez tranquilles, je soignerai pour tout.
--Si vous avez besoin de quelque chose, mon père, vous nous appellerez tout de suite, n'est-ce pas?
--Et si le jeune monsieur se réveillait, s'il sortait de votre chambre à coucher, vous nous appelleriez aussi, n'est-ce pas, grand-père?
--Sans doute, Lina, sois tranquille.
--Eh bien alors, bonne nuit et bon courage, grand-père! dit la jeune fille en l'embrassant.
Les deux femmes montèrent à l'étage. Jean Wouters s'assit près de la table et posa sa tête sur son coude... Au bout de quelques heures il écouta à moitié endormi si aucun bruit ne se faisait entendre dans la chambre à c?té, puis il retomba dans un profond sommeil.
II
Lorsque la première clarté du jour se répandit dans le ciel, Jean Wouters ouvrit les
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