café un très jeune monsieur aux cheveux ébouriffés et aux regards allumés, qui mettait en pièces tout ce qu'il pouvait atteindre. Ses compagnons, l'h?telier et ses filles assistaient en riant à ces actes de sauvagerie. Je ne savais que penser. Le garde-champêtre accourut pour expulser au nom de la loi ces ivrognes de l'Aigle d'or. J'entendis l'h?telier lui dire: ?Ces Messieurs s'amusent et ne font pas de mal. Si je trouve bon ce qui se passe dans ma maison, personne n'a le droit de s'en mêler.? Et le garde-champêtre s'est éloigné en levant les épaules. Le fait est que l'aubergiste, comme il me l'a dit lui-même à l'oreille, se fera payer au double et au triple la valeur des objets qu'on a brisés chez lui.
--Et ils ont sans doute fini par se battre, grand-père?
--Non, mon enfant. Ces messieurs, en jetant par terre les verres et les bouteilles, n'avaient pas l'air d'être fachés. Je le comprends, c'est par orgueil qu'ils agissent ainsi. Ils ne peuvent pas dépenser assez d'argent rien qu'à boire, alors ils cassent tout et versent par terre le vin précieux pour montrer que l'argent n'a pas de valeur pour eux.
--Ah! c'est affreux! soupira la femme. Il y a des milliers de pauvres gens, frappés par le malheur ou la maladie, qui souffrent de la faim avec femme et enfants. Quelques francs les sauveraient, les rendraient riches, leur feraient bénir la main qui les aiderait dans leur détresse, et là on gaspille, on dissipe l'argent dans de scandaleuses débauches!
--Mais, mais, comme ces gens-là doivent être riches! murmura la jeune fille, en levant les mains.
--C'est l'argent de leurs parents qu'ils dissipent, répondit le vieillard. Un argent durement gagné peut-être et épargné sou à sou. Qui sait si chaque pièce d'or ne co?te pas des larmes à leur père et surtout à leur mère?... Il y avait dans la bande un des plus extravagants à qui on donnait le nom de baron. Cela m'a rappelé une bien triste histoire. Anna, vous souvenez-vous bien encore de la baronne qui a habité dans le temps le chateau appartenant actuellement à M. Dalster? Elle était veuve, la bonne et charitable femme, et elle n'avait qu'un fils. Celui-ci fit pendant de longues années comme ces jeunes gens de l'Aigle d'or, peut-être encore pis, rien ne pouvait le retenir, ni le désespoir de sa mère, ni la misère qui approchait à grands pas. Il fallut vendre beaucoup de terres, puis le chateau, et la pauvre baronne, accablée de honte, le coeur brisé, tomba gravement malade et mourut peu de temps après... Vers cette époque, pendant l'hiver, il y avait un ma?on, père de beaucoup d'enfants,--il s'appelle Henri Knop--qui, sans ouvrage depuis longtemps et poussé par la faim, alla voler la nuit dans une ferme un panier de pommes de terre. Il fut condamné à cinq ans de prison, obtint par sa bonne conduite une diminution de peine et fut mis en liberté dès la troisième année. Il déplorait son méfait et était résolu à gagner désormais honnêtement son pain. Cependant personne ne voulut lui donner de l'ouvrage, on l'évita, lui et les siens, comme une famille flétrie, et à la fin il se vit réduit à quitter le village avec sa femme et ses enfants, pour ne pas mourir de faim devant l'impitoyable aversion des habitants. Ce qu'il est devenu depuis personne n'en sait rien.
Le vieillard se tut un moment et les femmes, péniblement affectées par son récit fait d'une voix altérée, ne trahissaient leur émotion qu'en secouant tristement la tête et en murmurant à voix basse.
Il reprit en souriant amèrement:
--Et le fils de la baronne, demanderez-vous? Le parricide sans ame? Lui aussi, croyez-vous, a continué à être poursuivi par le mépris public? Eh bien, pas du tout. Plus tard, il a hérité d'un oncle et il est redevenu riche; maintenant petits et grands lui parlent le chapeau à la main; il est baron et bourgmestre... Ah! mes enfants, les hommes ne sont pas toujours justes, heureusement il y a là-haut un juge suprême qui ne se laisse influencer ni par l'argent ni par la naissance, et celui qui a martyrisé ou humilié sa mère ne trouvera pas de grace devant ses yeux.
Les deux femmes échangèrent encore tristement quelques réflexions sur la lache conduite des jeunes gens à l'auberge de l'Aigle d'or; mais Jean Wouters, ab?mé dans ses pénibles pensées, ne prit plus part à l'entretien que par quelques monosyllabes.
Lina se leva, passa dans la chambre voisine et revint avec une pipe et une boite à tabac en cuivre.
--Prenez, grand-père, dit-elle, voilà votre tabac. Laissons de c?té toutes ces tristes pensées. Nous ne sommes pas riches et nous pouvons nous estimer heureux de n'être pas coupables de ces vilaines choses. Faites-moi le plaisir d'allumer votre pipe.
--Non, je n'en ai pas envie, répondit-il.
--Je vous en prie, faites
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