Argent et Noblesse | Page 3

Hendrik Conscience
fricot sur le poêle. Assieds-toi et repose-toi un peu, enfant.
La jeune fille prit la chaise qu'on lui offrait et secoua la tête sans rien dire, comme si les dernières paroles de sa mère lui donnaient matière à réflexion.
--A quoi songes-tu comme ?a tout à coup? demanda la femme.
--Et vous croyez, mère, que grand-père travaille comme cela au delà de son heure parce que son ma?tre le lui a dit ou commandé?
--Oui, mon enfant.
--Non, non, cela n'est certes pas la raison, répliqua la jeune fille à demi fachée.
--Et quelle serait donc la raison, Lina?
--Grand-père devient de plus en plus économe. Pour gagner quelques sous au-dessus de sa journée, il travaillerait même toute la nuit, si c'était possible. Le dimanche après-midi, il ne va plus jamais boire une pinte avec ses amis, et il n'allume plus que rarement une pipe, lui qui auparavant avait l'habitude de fumer presque constamment à la maison. Le tabac est trop cher, dit-il. Vraiment, mère, cela me fait peine quand je le vois le soir regarder autour de lui d'un air si préoccupé. Je sais bien ce que ses yeux cherchent; mais il résiste à la tentation, pour épargner une couple de cents, souvent mon coeur se gonfle de pitié et il me prend des envies de pleurer; mais, Dieu merci, cela ne durera plus longtemps.
--Non, cela ne durera plus longtemps, répéta la veuve avec un accent de tristesse, encore quelques mois. Ma grave maladie, qui m'a tenue alitée tout l'hiver, nous a mis en arrière. C'est un crève-coeur pour notre bon père. Jamais il n'a pu supporter l'idée d'avoir des dettes si petites qu'elles soient. Maintenant il travaille et il peine pour soulager nos épaules de ce fardeau. Laisse-le faire, Lina; tu sais que toutes les observations sur ce point restent inutiles.
--Non, je ne le laisserai pas faire, murmura la jeune fille d'un ton résolu. Attendez un peu, je saurai bien le forcer à fumer sa pipe comme devant.
--Le forcer? Comment t'y prendras-tu?
--Vous verrez, ma mère, quand il sera temps.
En achevant ces paroles, elle se dirigea vers un coin de la pièce, prit son carreau de dentellière et vint s'asseoir près de la table. Elle découvrit une large dentelle déjà en partie achevée et se mit à entremêler vivement ses fuseaux en répétant joyeusement:
--Oui, oui, vous le verrez, mère... Vous me regardez si curieusement? Allons, je vais vous dire ce que j'ai imaginé depuis quelques jours. Dans une couple de semaines c'est l'anniversaire de grand-père, n'est-ce pas? Pour ce temps-là ma dentelle sera achevée et Thérèse, la colporteuse, m'en donnera à peu près dix-neuf francs.
--Et tu veux faire cadeau d'un nouveau chapeau à grand-père? Je le sais depuis longtemps.
--En effet, il va maintenant à l'église avec un vieux chapeau roux et les gens parlent de cela. Puisqu'il ne veut pas en acheter un nouveau, c'est moi qui le ferai sans qu'il le sache... Mais ce n'est pas tout, mère. Baptiste, le fils du charron, a planté l'année dernière une grande pièce de tabac; il en a fait sécher et couper les feuilles; il en a sur son grenier la charge d'au moins trois brouettes. Les gens qui en ont acheté disent que ce tabac est d'une excellente qualité et d'un go?t parfait. Eh bien, je vais acheter du charron plein mon tablier de tabac, et quand grand-père verra ce tas dans sa chambre il faudra bien qu'il fume, bon gré, mal gré.
--Plein un tablier, perds-tu la tête, Lina? Tu ne peux pas faire cela.
--Ne sommes-nous pas convenus, ma mère, que je puis disposer librement de l'argent que je gagne, en dehors de ma journée, à faire de la dentelle.
--Oui, mais de cette fa?on tu ne garderas pas assez pour toi, pour t'acheter un nouveau mouchoir de tête pour l'été.
--Bah, je travaillerai un peu plus tard le soir.
--Non, pas ?a, mon enfant, je ne puis pas le permettre. Juste ciel, ne travailles-tu pas déjà assez?
--C'est égal, la conviction que j'ai de posséder un moyen de faire plaisir à grand-père me rend capable de tout. J'exécuterai mon projet, mère.
--Silence là-dessus maintenant, Lina, dit la femme on posant un doigt sur ses lèvres. Voici grand-père qui vient, j'entends son pas.
Un homme d'environ soixante-cinq ans, vêtu comme un ouvrier, avec une veste et un tablier, parut sur le seuil de la porte en murmurant un bonjour à voix basse. Il avait de larges épaules et semblait encore robuste pour son age; mais son dos légèrement courbé et les plis profonds de son visage attestaient qu'il s'était usé par une vie de labeur incessant. Il entra et pla?a sous la fenêtre, à c?té de la porte, un sac de toile qui contenait probablement des outils.
Avant qu'il se f?t redressé, la jeune fille lui avait jeté les deux bras autour du cou et l'embrassait en lui souhaitant gaiement le bonsoir. Il la
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