Aldo le rimeur | Page 4

George Sand
en mémoire des services de mon père dans l'armée.... Aussi, maintenant plus que jamais, il faut rimer, pleurer, chanter ... vendre mi pensée, mon amour, ma haine, ma religion, ma bravoure et jusqu'à ma faim! Tout cela peut servir de matière au vers alexandrin et de sujet au poème et au drame. Venez, venez, corbeaux avides de mon sang! venez, vautours carnassiers! voici Aldo qui se meurt de fatigue, d'ennui, de besoin et de honte. Venez fouiller dans ses entrailles et savoir ce que l'homme peut souffrir: je vais vous l'apprendre, afin que vous me donniez de quoi d?ner demain.... O misère! c'est-à-dire infamie!--(Il s'assied devant une table.) Ah! voici des stances à ma ma?tresse!.... J'ai vendu trois guinées une romance sur la reine Titania; ceci vaut mieux, le public ne s'en apercevra guère... mais je puis le vendre trois guinées!... Le duc d'York m'a promis sa cha?ne d'or si je lui faisais des vers pour sa ma?tresse.... Oui, lady Mathilde est brune, mince: ces vers-là pourraient avoir été faits pour elle; elle a dix-huit ans, juste l'age de Jane... Jane! je vais vendre ton portrait, ton portrait écrit de ma main; je vais trahir les mystères de ta beauté, révélés à moi seul, confiée à ma loyauté, à mon respect; je vais raconter les voluptés dont tu m'as enivré et vendre le beau vêtement d'amour et de poésie que je t'avais fait, pour qu'il aille couvrir le sein d'une autre! Ces éloges donnés à la sainte pureté de ton ame monteront comme une vaine fumée sur l'autel d'une divinité étrangère; et cette femme à qui j'aurai donné la rougeur de tes joues, la blancheur de tes mains, cette vaine idole que j'aurai parée de ta brune chevelure et d'un diadème d'or ciselé par mon génie, cette femme qui lira sans pudeur à ses amants et à ses confidentes les stances qui furent écrites pour toi, c'est une effrontée, c'est la femelle d'un courtisan, c'est ce qu'on devrait appeler une courtisane!--Non, je ne vendrai pas tes attraits et ta parure, ? ma Jane! simple fille qui m'aimas pour mon amour, et qui ne sais pas même ce que c'est qu'on poète. Tu me t'es pas enorgueillie de mes louanges, tu n'as pas compris mes vers; eh bien, je te les garderai. Un jour peut-être... dans le ciel, tu parleras ta langue des dieux!... et tu me répondras... ma pauvre Jane!... (L'horloge sonne minuit.) Déjà minuit!... et je n'ai rien fait encore, la fatigue m'accable déjà! Cette nuit sera-t-elle perdue comme les autres?.... non, il ne le faut pas... Je ne puis différer davantage.... Il ne me reste pas une guinée, et ma mère aura faim et froid demain si je dors cette nuit... J'ai faim moi-même... et le froid me gagne... Ah! je sens à peine ma plume entre mes doigts glacés... ma tête s'appesantit... Qu'ai-je donc?--Je n'ai rien fait et je suis éreinté!... mes yeux sont troublés... Est-ce que j aurais pleuré?... ma barbe est humide... Oui, voici des larmes sur les stances, à Jane... J'ai pleuré tout à l'heure en songeant à elle... Je ne m'en étais pas aper?u. Ah! tu as pleuré, misérable lache? tu t'es énervé à te raconter ta douleur, quand tu pouvais l'écrire et gagner le pain de ta mère; et maintenant te voici épuisé comme une lampe vers le matin, te voici pale comme la lune à son coucher... C'est la troisième nuit que tu emploies à marcher dans ta chambre, à tailler ta plume et à te frapper le front sur ces murs impitoyables! O rage! impuissance, agonie! (Se levant.) Mon courage, m'abandonnes-tu aussi, toi? Mes amis m'ont tourné le dos, mon génie s'est couché paresseux et insensible à l'aiguillon de la volonté, ma vie elle-même a semblé me quitter, mon sang s'est arrêté dans mes veines, et la souffrance de mes nerfs contractés m'a arraché des cris. Tout cela est arrivé souvent, trop souvent! Mais toi, ? courage! ? orgueil! fils de Dieu, père du génie, tu ne m'as jamais manqué encore. Tu as levé d'aussi lourds fardeaux, tu as traversé d'aussi horribles nuits, tu m'as retiré d'aussi noirs ab?mes... Tu sais manier un fouet qui trouve encore du sang à faire couler de mes membres desséchés; prends ton arme et fustige mes os paresseux, enfonce ton éperon dans mon flanc appauvri...
J'ai entendu gémir là-haut! sur ma tête!... c'est ma mère!... Elle souffre, elle a froid peut-être. J'ai mis mon manteau sur elle pour la réchauffer. Il ne me reste plus rien... Ah! mon pourpoint pour envelopper ses pieds. (Il monte dans la soupente et revient en chemise et en grelottant.)
Froid maudit! ciel de glace!
Cela se passe, je m'engourdis... si je pouvais composer quelque chose!.... Une bonne moquerie sur l'hiver et les frileux. (Sa voix s'affaiblit.) Une satire sur les nez
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