Adolphe | Page 3

Benjamin Constant
certaine utilité. J'ai voulu peindre le mal que
font éprouver même aux coeurs arides les souffrances qu'ils causent, et cette illusion qui
les porte à se croire plus légers ou plus corrompus qu'ils ne le sont. À distance, l'image de
la douleur qu'on impose paraît vague et confuse, telle qu'un nuage facile à traverser; on
est encouragé par l'approbation d'une société toute factice, qui supplée aux principes par
les règles et aux émotions par les convenances, et qui hait le scandale comme importun,
non comme immoral, car elle accueille assez bien le vice quand le scandale ne s'y trouve
pas. On pense que des liens formés sans réflexion se briseront sans peine. Mais quand on
voit l'angoisse qui résulte de ces liens brisés, ce douloureux étonnement d'une âme
trompée, cette défiance qui succède à une confiance si complète, et qui, forcée de se
diriger contre l'être à part du reste du monde, s'étend à ce monde tout entier, cette estime
refoulée sur elle- même et qui ne sait plus où se replacer, on sent alors qu'il y a quelque
chose de sacré dans le coeur qui souffre, parce qu'il aime; on découvre combien sont
profondes les racines de l'affection qu'on croyait inspirer sans la partager: et si l'on
surmonte ce qu'on appel la faiblesse, c'est en détruisant en soi- même tout ce qu'on a de
généreux, en déchirant tout ce qu'on a de fidèle, en sacrifiant tout ce qu'on a de noble et
de bon. On se relève de cette victoire, à laquelle les indifférents et les amis applaudissent,
ayant frappé de mort une portion de son âme, bravé la sympathie, abusé de la faiblesse,
outragé la morale en la prenant pour prétexte de la dureté; et l'on survit à sa meilleure
nature, honteux ou perverti par ce triste succès.
Tel a été le tableau que j'ai voulu tracer dans Adolphe. Je ne sais si j'ai réussi; ce qui me
ferait croire au moins à un certain mérite de vérité, c'est que presque tous ceux de mes
lecteurs que j'ai rencontrés m'ont parlé d'eux-mêmes comme ayant été dans la position de
mon héros. Il est vrai qu'à travers les regrets qu'ils montraient de toutes les douleurs qu'ils
avaient causées perçait je ne sais quelle satisfaction de fatuité; ils aimaient à se peindre,
comme ayant, de même qu'Adolphe, été poursuivis par les opiniâtres affections qu'ils
avaient inspirées, et victimes de l'amour immense qu'on avait conçu pour eux. Je crois
que pour la plupart ils se calomniaient, et que si leur vanité les eût laissés tranquilles, leur

conscience eût pu rester en repos.
Quoi qu'il en soit, tout ce qui concerne Adolphe m'est devenu fort indifférent; je n'attache
aucun prix à ce roman, et je répète que ma seule intention, en le laissant reparaître devant
un public qui l'a probablement oublié, si tant est que jamais il l'ait connu, a été de déclarer
que toute édition qui contiendrait autre chose que ce qui est renfermé dans celle-ci ne
viendrait pas de moi, et que je n'en serais pas responsable.
AVIS DE L'ÉDITEUR
Je parcourais l'Italie, il y a bien des années. Je fus arrêté dans une auberge de Cerenza,
petit village de la Calabre, par un débordement du Neto; il y avait dans la même auberge
un étranger qui se trouvait forcé d'y séjourner pour la même cause. Il était fort silencieux
et paraissait triste. Il ne témoignait aucune impatience. Je me plaignais quelquefois à lui,
comme au seul homme à qui je pusse parler dans ce lieu, du retard que notre marche
éprouvait. «Il m'est égal, me répondit-il, d'être ici ou ailleurs.» Notre hôte, qui avait causé
avec un domestique napolitain, qui servait cet étranger sans savoir son nom, me dit qu'il
ne voyageait point par curiosité, car il ne visitait ni les ruines, ni les sites, ni les
monuments, ni les hommes. Il lisait beaucoup, mais jamais d'une manière suivie; il se
promenait le soir, toujours seul, et souvent il passait les journées entières assis, immobile,
la tête appuyée sur les deux mains.
Au moment où les communications, étant rétablies, nous auraient permis de partir, cet
étranger tomba très malade. L'humanité me fit un devoir de prolonger mon séjour auprès
de lui pour le soigner. Il n'y avait à Cerenza qu'un chirurgien de village; je voulais
envoyer à Cozenze chercher des secours plus efficaces. «Ce n'est pas la peine, me dit
l'étranger; l'homme que voilà est précisément ce qu'il me faut.» Il avait raison, peut-être
plus qu'il ne pensait, car cet homme le guérit. «Je ne vous croyais pas si habile», lui dit-il
avec une sorte d'humeur en le congédiant; puis il me remercia de mes soins, et il partit.
Plusieurs mois après, je reçus, à Naples, une lettre de l'hôte de Cerenza, avec une cassette
trouvée sur la route qui
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