Actes et Paroles, vol 2 | Page 5

Victor Hugo
leur boue à ce sang. Soit. Qu'ils aient cette joie.
Cette joie para?t d'autant plus réelle qu'elle n'est point ha?e du ma?tre et qu'elle est habituellement payée. Les fonds secrets s'épanouissent en outrages publics. Les despotes, dans leur guerre aux proscrits, ont deux auxiliaires; premièrement, l'envie, deuxièmement, la corruption.
Quand on dit ce que c'est que l'exil, il faut entrer un peu dans le détail. L'indication de certains rongeurs spéciaux fait partie du sujet, et nous avons d? pénétrer dans cette entomologie.

VII
Tels sont les petits c?tés de l'exil, voici les grands:
Songer, penser, souffrir.
être seul et sentir qu'on est avec tous; exécrer le succès du mal, mais plaindre le bonheur du méchant; s'affermir comme citoyen et se purifier comme philosophe; être pauvre, et réparer sa ruine avec son travail; méditer et préméditer, méditer le bien et préméditer le mieux; n'avoir d'autre colère que la colère publique, ignorer la haine personnelle; respirer le vaste air vivant des solitudes, s'absorber dans la grande rêverie absolue; regarder ce qui est en haut sans perdre de vue ce qui est en bas; ne jamais pousser la contemplation de l'idéal jusqu'à l'oubli du tyran; constater en soi le magnifique mélange de l'indignation qui s'accro?t et de l'apaisement qui augmente; avoir deux ames, son ame et la patrie.
Une chose est douce, c'est la pitié d'avance; tenir la clémence prête pour le coupable quand il sera terrassé et agenouillé; se dire qu'on ne repoussera jamais des mains jointes. On sent une joie auguste à faire aux vaincus de l'avenir, quels qu'ils soient, et aux fugitifs inconnus une promesse d'hospitalité. La colère désarme devant l'ennemi accablé. Celui qui écrit ces lignes a habitué ses compagnons d'exil à lui entendre dire:--_Si jamais, le lendemain d'une révolution, Bonaparte en fuite frappe à ma porte et me demande asile, pas un cheveu ne tombera de sa tête_.
Ces méditations, compliquées de tous les décha?nements de l'adversité, plaisent à la conscience du proscrit. Elles ne l'empêchent pas de faire son devoir. Loin de là. Elles l'y encouragent. Sois d'autant plus sévère aujourd'hui que tu seras plus compatissant demain; foudroie le puissant en attendant que tu secoures le suppliant. Plus tard, tu ne mettras à ton amnistie qu'une condition, le repentir. Aujourd'hui tu as affaire au crime heureux. Frappe.
Creuser le précipice à l'ennemi vainqueur, préparer l'asile à l'ennemi vaincu, combattre avec l'espoir de pouvoir pardonner, c'est là le grand effort et le grand rêve de l'exil. Ajoutez à cela le dévouement à la souffrance universelle. Le proscrit a ce contentement magnanime de ne pas être inutile. Blessé lui-même, saignant lui-même, il s'oublie, et il panse de son mieux la plaie humaine. On croit qu'il fait des songes; non; il cherche la réalité. Disons plus, il la trouve. Il r?de dans le désert et il songe aux villes, aux tumultes, aux fourmillements, aux misères, à tout ce qui travaille, à la pensée, à la charrue, à l'aiguille, aux doigts rouges de l'ouvrière sans feu dans la mansarde, au mal qui pousse là où l'on ne sème pas le bien, au ch?mage du père, à l'ignorance de l'enfant, à la croissance des mauvaises herbes dans les cerveaux laissés incultes, aux rues le soir, aux pales réverbères, aux offres que la faim peut faire aux passants, aux extrémités sociales, à la triste fille qui se prostitue, hommes, par notre faute. Sondages douloureux et utiles. Couvez le problème, la solution éclora. Il rêve sans relache. Ses pas le long de la mer ne sont point perdus. Il fraternise avec cette puissance, l'ab?me. Il regarde l'infini, il écoute l'ignoré. La grande voix sombre lui parle. Toute la nature en foule s'offre à ce solitaire. Les analogies sévères l'enseignent et le conseillent. Fatal, persécuté, pensif, il a devant lui les nuées, les souffles, les aigles; il constate que sa destinée est tonnante et noire comme les nuées, que ses persécuteurs sont vains comme les souffles, et que son ame est libre comme les aigles.
Un exilé est un bienveillant. Il aime les roses, les nids, le va-et-vient des papillons. L'été il s'épanouit dans la douce joie des êtres; il a une foi inébranlable dans la bonté secrète et infinie, étant puéril au point de croire en Dieu; il fait du printemps sa maison; les entrelacements des branches, pleins de charmants antres verts, sont la demeure de son esprit; il vit en avril, il habite floréal; il regarde les jardins et les prairies, émotion profonde; il guette les mystères d'une touffe de gazon; il étudie ces républiques, les fourmis et les abeilles; il compare les mélodies diverses joutant pour l'oreille d'un Virgile invisible dans la géorgique des bois; il est souvent attendri jusqu'aux larmes parce que la nature est belle; la sauvagerie des halliers l'attire, et il en sort doucement effaré; les attitudes des rochers l'occupent; il voit à travers sa rêverie les petites filles
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