Acté | Page 9

Alexandre Dumas, père
évanouie et mourante de terreur.
Lorsqu'Acté revint à elle, elle était dans les bras de Lucius, et la tigresse, couchée à leurs pieds, étendait calinement sur les genoux de son ma?tre sa tête terrible dont les yeux brillaient comme des escarboucles. à cette vue, la jeune fille se rejeta dans les bras de son amant, moitié par terreur, moitié par honte, tout en étendant la main vers sa ceinture dénouée, jetée à quelques pieds d'elle. Lucius vit cette dernière tentative de la pudeur, et, détachant le collier d'or massif qui entourait le cou de la tigresse, et auquel pendait encore un anneau de la cha?ne qu'elle avait brisée, il l'agrafa autour de la taille mince et flexible de sa jeune amie; puis, ramassant la ceinture qu'il avait furtivement dénouée, il attacha un bout du ruban au cou de la tigresse, et remit l'autre entre les doigts tremblants d'Acté; alors, se levant tous deux, ils redescendirent silencieusement vers la ville, Acté s'appuyant d'une main sur l'épaule de Lucius, et de l'autre conduisant, encha?née et docile, la tigresse qui lui avait fait si grande peur.
à l'entrée de la ville, ils rencontrèrent l'esclave nubien chargé de veiller sur Phoebé; il l'avait suivie dans la campagne, et l'avait perdue de vue au moment où l'animal, ayant retrouvé la trace de son ma?tre, s'était élancé du c?té de la citadelle. En apercevant Lucius, il se mit à genoux, baissant la tête et attendant le chatiment qu'il croyait avoir mérité; mais Lucius était trop heureux en ce moment pour être cruel: d'ailleurs Acté le regardait en joignant les mains.
--Relève-toi, Lybicus, dit le Romain: pour cette fois je te pardonne; mais désormais veille mieux sur Phoebé: tu es cause que cette belle nymphe a eu si grande peur qu'elle a pensé en mourir. Allons, mon Ariane, remettez votre tigresse à son gardien; je vous en attellerai une couple à un char d'or et d'ivoire, et je vous ferai passer au milieu d'un peuple qui vous adorera comme une déesse.... C'est bien, Phoebé, c'est bien. Adieu....
Mais la tigresse ne voulut point s'en aller ainsi: elle s'arrêta devant Lucius, se dressa contre lui, et, posant ses deux pattes de devant sur ses épaules, elle le caressa de sa langue en poussant de petits rugissements d'amour.
--Oui, oui, dit Lucius à demi-voix; oui, vous êtes une noble bête; et quand nous serons de retour à Rome, je vous donnerai à dévorer une belle esclave chrétienne avec ses deux enfants. Allez, Phoebé, allez.
La tigresse obéit comme si elle comprenait cette sanglante promesse, et elle suivit Lybicus, mais non sans se retourner vingt fois encore du c?té de son ma?tre; et ce ne fut que lorsqu'il eut disparu avec Acté, pale et tremblante, derrière la porte de la ville, qu'elle se décida à regagner sans opposition la cage dorée qu'elle habitait à bord du navire.
Sous le vestibule de son h?te, Lucius trouva l'esclave cubiculaire: il l'attendait pour le conduire à sa chambre. Le jeune Romain serra la main d'Acté, et suivit l'esclave qui le précédait avec une lampe. Quant à la belle Corinthienne, elle alla, selon son habitude, baiser le front du vieillard qui, la voyant si pale et si agitée, lui demanda quelle crainte la tourmentait.
Alors elle lui raconta la terreur que lui avait faite Phoebé, et comment ce terrible animal obéissait au moindre signe de Lucius.
Le vieillard resta un instant pensif; puis avec inquiétude:
--Quel est donc cet l'homme, dit-il, qui joue avec les tigres, qui commande aux proconsuls, et qui blasphème les dieux!
Acté approcha ses lèvres froides et pales du front de son père; mais à peine osa-t-elle les poser sur les cheveux blancs du vieillard: elle se retira dans sa chambre, et, tout éperdue, ne sachant si ce qui s'était passé était un songe ou une réalité, elle porta les mains sur elle-même pour s'assurer qu'elle était bien éveillée. Alors elle sentit sous ses doigts le cercle d'or qui avait remplacé sa ceinture virginale, et, s'approchant de la lampe, elle lut sur le collier ces mots qui répondaient si directement à sa pensée: J'appartiens à Lucius.

Chapitre III
La nuit se passa en sacrifices: les temples furent ornés de festons comme pour les grandes fêtes de la patrie; et aussit?t les cérémonies sacrées achevées, quoiqu'il f?t à peine une heure du matin, la foule se précipita vers le gymnase, tant était grand l'empressement de revoir les jeux qui rappelaient les vieux et beaux jours de la Grèce.
Amyclès était l'un des huit juges élus: en cette qualité, il avait sa place réservée en face de celle du proconsul romain: il n'arriva donc qu'au moment où les jeux allaient commencer. Il trouva à la porte Sporus qui venait y rejoindre son ma?tre, et à qui les gardes refusaient l'entrée, parce qu'à son teint blanc, à ses mains délicates, à sa démarche indolente, ils le prenaient
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