Acté | Page 5

Alexandre Dumas, père
le soleil t'a touché avant que tu touchasses la terre: cette fois comme toujours tu triompheras de tous tes concurrents.
--Hélas! il y eu une époque, répondit en soupirant le vieillard, adoptant la langue que parlait l'étranger, où la Grèce t'aurait offert des adversaires dignes de te disputer la victoire: mais nous ne sommes plus au temps où Milon le Crotoniate fut couronné six fois aux jeux pythiens, et où l'Athénien Alcibiade envoyait sept chars aux jeux olympiques, et remportait quatre prix. La Grèce avec sa liberté a perdu ses arts et sa force, et Rome, à compter de Cicéron, nous a envoyé tous ses enfants pour nous enlever toutes nos palmes. Que Jupiter, dont tu te vantes de descendre, te protège donc, jeune homme! car après l'honneur de voir remporter la victoire par un de mes concitoyens, le plus grand plaisir que je puisse éprouver est de la voir favoriser mon h?te: apporte donc les couronnes de fleurs, ma fille, en attendant les couronnes de laurier.
Acté sortit et rentra presque aussit?t avec une couronne de myrte et de safran pour Lucius, une couronne d'ache et de lierre pour son père, et une couronne de lis et de roses pour elle: outre celles-là, un jeune esclave en apporta d'autres plus grandes, que les convives se passèrent autour du cou. Alors Acté s'assit sur le lit de droite, Lucius se coucha à la place consulaire, et le vieillard, debout au milieu de sa fille et de son h?te, fit une libation de vin et une prière aux dieux, puis il se coucha à son tour, en disant au jeune Romain:
--Tu le vois, mon fils, nous sommes dans les conditions prescrites, puisque le nombre des convives, si l'on en croit un de nos poètes, ne doit pas être au-dessous de celui des Graces, et ne doit pas dépasser celui des Muses. Esclaves, servez la première table.
On apporta un plateau tout garni; les serviteurs se tinrent prêts à obéir au premier geste, Sporus se coucha aux pieds de son ma?tre, lui offrant ses longs cheveux pour essuyer ses mains, et le scissor commen?a ses fonctions.
Au commencement du second service, et lorsque l'appétit des convives commen?a de s'apaiser, le vieillard fixa les yeux sur son h?te, et, après avoir regardé quelque temps, avec l'expression bienveillante de la vieillesse, la belle figure de Lucius, à qui ses cheveux blonds et sa barbe dorée donnaient une expression étrange:
--Tu viens de Rome? lui dit-il.
--Oui, mon père, répondit le jeune homme.
--Directement?
--Je me suis embarqué au port d'Ostie.
--Les dieux veillaient toujours sur le divin empereur et sur sa mère?
--Toujours.
--Et César préparait-il quelque expédition guerrière?
--Aucun peuple n'est révolté dans ce moment. César, ma?tre du monde, lui a donné la paix pendant laquelle fleurissent les arts: il a fermé le temple de Janus, puis il a pris sa lyre pour rendre grace aux dieux.
--Et ne craint-il pas que pendant qu'il chante d'autres ne règnent?
--Ah! fit Lucius en fron?ant le sourcil, en Grèce aussi l'on dit donc que César est un enfant?
--Non; mais on craint qu'il ne tarde encore longtemps à devenir un homme.
--Je croyais qu'il avait pris la robe virile aux funérailles de Britannicus?
--Britannicus était depuis longtemps condamné par Agrippine.
--Oui, mais c'est César qui l'a tué, je vous en réponds, moi; n'est-ce pas Sporus?
L'enfant leva la tête et sourit.
--Il a assassiné son frère! s'écria Acté.
--Il a rendu au fils la mort que la mère avait voulu lui donner. Ne sais-tu donc pas, jeune fille, alors demande-le à ton père qui para?t savant en ces sortes de choses, que Messaline envoya un soldat pour tuer Néron dans son berceau, et que le soldat allait frapper, lorsque deux serpents sont sortis du lit de l'enfant et ont mis en fuite le centurion?... Non, non, rassure-toi, mon père, Néron n'est point un imbécile comme Claudius, un fou comme Caligula, un lache comme Tibère, ni un histrion comme Auguste.
--Mon fils, dit le vieillard effrayé, fais-tu attention que tu insultes des dieux?
--Plaisants dieux, par Hercule! s'écria Lucius; plaisant dieu qu'Octave qui avait peur du chaud, peur du froid, peur du tonnerre; qui vint d'Apollonie et se présenta aux vieilles légions de César en boitant comme Vulcain; plaisant dieu dont la main était si faible qu'elle ne pouvait parfois supporter le poids de sa plume; qui a vécu sans oser être une fois empereur, et qui est mort en demandant s'il avait bien joué son r?le! Plaisant dieu que Tibère, avec son Olympe de Caprée, dont il n'osait pas sortir, et où il se tenait comme un pirate sur un vaisseau à l'ancre, ayant à sa droite Trasylle qui dirigeait son ame, et à sa gauche Chariclès qui gouvernait son corps; qui, possédant le monde, sur lequel il pouvait étendre ses ailes comme un aigle, se retira dans le creux d'un rocher comme un hibou! Plaisant dieu que
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