les nominalistes.
Voici le jugement de deux contemporains très-éclairés, tous deux versés dans les sciences de leur siècle, et dont aucun ne partageait, même à un faible degré, les préjugés et les passions qui persécutèrent Abélard; tous deux appartenaient à ce qu'on pourrait appeler, sans trop forcer les mots, le parti libéral dans l'église. L'un, Othon, évêque de Frisingen, fils d'un saint, mais oncle de l'empereur Frédéric Barberousse, avait étudié la dialectique à l'école de Paris, et il a excusé les opinions théologiques qu'on reprochait à Gilbert de la Porrée d'avoir empruntées d'Abélard. L'autre, Jean de Salisbury, évêque de Chartres, ami des lettres, amateur très-instruit de la dialectique, et qui a écrit sur la philosophie avec beaucoup d'esprit, avait suivi les le?ons d'Abélard; il l'admirait, il l'aimait, et il a presque dit de lui que pour égaler les anciens il ne lui manquait que l'autorité[12]. Tous deux n'ont vu dans Abélard qu'un nominaliste.
[Note 12: Metal., I. III, c. iv.]
?Abélard,? dit Othon, ?eut d'abord pour précepteur un certain Rozelin qui, le premier de notre temps, établit dans la logique la doctrine des mots (_sententiam vocum_)... Tenant dans les sciences naturelles pour la doctrine des mots ou des noms, Abélard l'introduisit dans la théologie[13].?
[Note 13: _De Gest. Frider_. I, I. I, c. xlvii.--Cf. Brucker, t. III, p. 685.]
Jean de Salisbury se pla?t à raconter l'histoire des écoles de son temps et à rattacher toutes leurs prétentions et toutes leurs dissidences à la question des universaux; par deux fois il a exposé avec détail les solutions diverses qu'elles en avaient données. Nous avons cité une bonne partie de ce qu'il dit dans un de ses ouvrages, prenons dans un autre une citation plus longue et qui para?tra curieuse[14].
[Note 14: Metal., I. II, c. xvii.]
?Tous cependant ici veulent pénétrer la nature des universaux, et cette question des plus hautes, d'une recherche si difficile, ils s'efforcent, contre l'intention de l'auteur (Porphyre), de la résoudre.
?L'un donc fait tout consister dans les mots, quoique cette opinion ait aujourd'hui disparu presque entièrement aveo Roscelin, son auteur[15].
[Note 15: Dans le _Policraticus_, Jean de Salisbury s'exprime ainsi: ?Il y a eu des gens qui disaient que les genres et les espèces étaient les voix elles-mêmes; mais cette opinion a été rejetée et a promptement disparu avec son auteur.? (L. VII, c. xii.)]
?Un autre ne voit que les discours (_sermones intuetur_), et y ramène de force tout ce qu'il se souvient d'avoir lu quelque part touchant les universaux[16]. C'est dans cette opinion que se laissa surprendre le péripatéticien palatin, notre cher Abélard, qui a laissé beaucoup de sectateurs et de témoins de cette doctrine, et qui en conserve encore quelques-uns. Ce sont mes amis; quoique, à vrai dire, la plupart du temps ils contraignent et torturent la lettre des auteurs au point que le coeur le plus dur en aurait pitié. Ils tiennent pour monstrueux qu'une chose s'affirme d'une chose, quoique Aristote soit l'auteur de cette monstruosité et qu'il dise très-souvent qu'une chose s'affirme d'une chose, ce qui est bien connu de tous ceux à qui ses ouvrages sont familiers, s'ils veulent être de bonne foi.
[Note 16: Il en est cependant encore qui sont surpris sur leurs traces (des nominalistes), quoiqu'ils rougissent d'épouser ouvertement l'auteur ou le système, et qui, s'attachant aux noms seuls, assignent au discours tout ce qu'ils soustraient aux choses et aux conceptions.? (_Id._, ibid.)]
?Un autre s'attache aux concepts (_in intellectibus_), et dit que les genres et les espèces ne sont que cela[17]. Le prétexte est pris de Cicéron et de Boèce, qui citent Aristote comme l'auteur de cette doctrine que les genres et les espèces doivent être regardés comme des notions. ?La notion,? disent-ils, ?est une connaissance de chaque chose, qui résulte de la perception antérieure de sa forme et qui a besoin d'être éclaircie.? Et ailleurs: ?La notion est une certaine intelligence et une conception simple de l'ame.? Ainsi tous les textes sont détournés pour que le concept ou la notion embrasse l'universalité des universaux.
[Note 17: ?D'autres considèrent les conceptions, et affirment que c'est elles qu'il faut voir sous les noms des universaux.? (Id., ibid.)]
?De ceux qui tiennent pour les choses, les opinions aussi sont nombreuses et diverses.
?Ainsi celui-ci, de ce que tout ce qui est un est en nombre (_in numero est_, a l'existence numérique), conclut que la chose universelle est une en nombre (existe en unité numérique) ou n'est absolument pas; mais comme il est impossible que les substantiels ne soient pas, dès que ce dont ils sont les substantiels existe, nos gens recueillent finalement les universaux pour les unir en essence aux individus[18]. Dans ce système de la _répartition des états_[19], on a pour chef Gautier de Mortagne, et l'on dit que Platon est individu en tant que Platon, espèce en tant qu'homme, genre en tant qu'animal, mais genre subalterne, et en tant que
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