est fou?
-- Pas fou furieux, mais tellement maniaque qu’on a été obligé de
l’enfermer.
-- Quelle manie a-t-il?
-- Oh! une bien drôle de manie, monsieur. Imaginez-vous qu’il ne peut
pas voir un morceau de pain sans en arracher la mie pour en
confectionner des petits cochons.
-- Qu’est-ce que vous me racontez-là?
-- La pure vérité, monsieur, et ce qu’il y a de plus curieux, c’est que
cette étrange maladie a sévi dans le pays comme une épidémie. Rien
qu’à l’asile du Bon Sauveur, il y a une trentaine de gens d’Andouilly
qui passent la journée à confectionner des petits cochons avec de la mie
de pain, et des petits cochons si petits, monsieur, qu’il faut une loupe
pour les apercevoir. Il y a un nom pour désigner cette maladie-là. On
l’appelle… on l’appelle… Comment diable le médecin de Paris a-t-il
dit, monsieur Romain?
M. Romain, qui dégustait son apéritif à une table voisine de la mienne,
répondit avec une obligeance mêlée de pose:
-- La delphacomanie, monsieur; du mot grec delphax, delphacos, qui
veut dire petit cochon.
-- Du reste, reprit le limonadier, si vous voulez avoir des détails, vous
n’avez qu’à vous adresser à l’Hôtel de France et de Normandie. C’est là
que le mal a commencé.
Précisément l’Hôtel de France et de Normandie est mon hôtel, et je me
proposais d’y déjeuner.
Quand j’arrivai à la table d’hôte, tout le monde était installé, et, parmi
les convives, pas une tête de connaissance.
L’employé des ponts et chaussées, le postier, le commis de la régie, le
représentant de la Nationale, tous ces braves garçons avec qui j’avais si
souvent trinqué, tous disparus, dispersés, dans des cabanons peut-être,
eux aussi?
Mon coeur se serra comme dans un étau.
Le patron me reconnut et me tendit la main, tristement, sans une parole.
-- Eh ben, quoi donc? fis-je.
-- Ah! Monsieur Ludovic, quel malheur pour tout le monde, à
commencer par moi!
Et comme j’insistais, il me dit tout bas:
-- Je vous raconterai ça après déjeuner, car cette histoire-là pourrait
influencer les nouveaux pensionnaires.
Après déjeuner, voici ce que j’appris:
La table d’hôte de l’Hôtel de France et de Normandie est fréquentée par
des célibataires qui appartiennent, pour la plupart, à des administrations
de l’État, à des compagnies d’assurances, par des voyageurs de
commerce, etc., etc. En général, ce sont des jeunes gens bien élevés,
mais qui s’ennuient un peu à Andouilly, joli pays, mais monotone à la
longue.
L’arrivée d’un nouveau pensionnaire, voyageur de commerce, touriste
ou autre, est donc considérée comme une bonne fortune: c’est un peu
d’air du dehors qui vient doucement moirer le morne et stagnant étang
de l’ennui quotidien.
On cause, on s’attarde au dessert, on se montre des tours, des équilibres
avec des fourchettes, des assiettes, des bouteilles. On se raconte
l’histoire du Marseillais:
« Et celle-là, la connaissez-vous? Il y avait une fois un Marseillais… »
Bref, ces quelques distractions abrègent un peu le temps, et tout
étranger tant soit peu aimable se voit sympathiquement accueilli.
Or, un jour, arriva à l’hôtel un jeune homme d’une trentaine d’années
dont l’industrie consiste à louer dans les villes un magasin vacant et à y
débiter de l’horlogerie à des prix fabuleux de bon marché.
Pour vous donner une idée de ses prix, il donne une montre en argent
pour presque rien. Les pendules ne coûtent pas beaucoup plus cher.
Ce jeune homme, de nationalité suisse, s’appelait Henri Jouard.
Comme tous les Suisses, Jouard, à la patience de la marmotte, joignait
l’adresse du ouistiti.
Ce jeune homme était posé comme un lapin et doux comme une épaule
de mouton.
Quoi donc, mon Dieu, aurait pu faire supposer, à cette époque-là, que
cet Helvète aurait déchaîné sur Andouilly le torrent impitoyable de la
delphacomanie?
Tous les soirs, après dîner, Jouard avait l’habitude, en prenant son café,
de modeler des petits cochons avec de la mie de pain.
Ces petits cochons, il faut bien l’avouer, étaient des merveilles de petits
cochons; petite queue en trompette, petites pattes et joli petit groin
spirituellement troussé.
Les yeux, il les figurait en appliquant à leur place une pointe
d’allumette brûlée. Ça leur faisait de jolis petits yeux noirs.
Naturellement, tout le monde se mit à confectionner des cochons. On se
piqua au jeu, et quelques pensionnaires arrivèrent à être d’une jolie
force en cet art. L’un de ces messieurs, un nommé Vallée, commis aux
contributions indirectes, réussissait particulièrement ce genre
d’exercice.
Un soir qu’il ne restait presque plus de mie de pain sur la table, Vallée
fit un petit cochon dont la longueur totale, du groin au bout de la queue,
ne dépassait pas un centimètre.
Tout le monde admira sans réserve. Seul Jouard haussa
respectueusement les épaules en disant:
-- Avec la même quantité de mie de pain je me
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