l’épouser. Il
savait bien ce qu’il faisait, le bougre, car six mois après elle accouchait
de notre aîné, celui que j’appelle le Sous- inspecteur, comme de juste.
L’année suivante, ma femme avait une petite fille qui ressemblait
tellement à un grand jeune homme norvégien dont elle faisait le
ménage, que je n’eus pas une minute de doute. Celle-là, c’est la
Norvégienne. Et puis, tous les ans, ça a continué. Non pas que ma
femme soit plus dévergondée qu’une autre, mais elle a trop bon coeur.
Des natures comme ça, ça ne sait pas refuser. Bref, j’ai sept enfants, et
il n’y a que le dernier qui soit de moi.
-- Et celui-là, vous l’appelez le Douanier, je suppose?
-- Non, je l’appelle le Cocu, c’est plus gentil.
L’hiver arrivait; je dus quitter Houlbec, non sans faire de touchants
adieux à mon ami Pascal et à tous ses petits fonctionnaires. Je leur
offris même de menus cadeaux qui les comblèrent de joie.
L’année suivante, je revins à Houlbec pour y passer l’été.
Le jour même de mon arrivée, je rencontrais la Norvégienne, en train
de faire des commissions.
Ce qu’elle était devenue jolie, cette petite Norvégienne!
Avec ses grands yeux verts de mer et ses cheveux d’or pâle, elle
semblait une de ces fées blondes des légendes scandinaves. Elle me
reconnut et courut à moi.
Je l’embrassai:
-- Bonjour, Norvégienne, comment vas-tu?
-- Ça va bien, monsieur, je vous remercie.
-- Et ton papa?
-- Il va bien, monsieur, je vous remercie.
-- Et ta maman, ta petite soeur, tes petits frères?
-- Tout le monde va bien, monsieur, je vous remercie. Le Cocu a eu la
rougeole cet hiver, mais il est tout à fait guéri maintenant… et puis, la
semaine dernière, maman a accouché d’un petit Juge de paix.
FERDINAND
Les bêtes ont-elles une âme? Pourquoi n’en auraient-elles pas? J’ai
rencontré, dans la vie, une quantité considérable d’hommes, dont
quelques femmes, bêtes comme des oies, et plusieurs animaux pas
beaucoup plus idiots que bien des électeurs.
Et même -- je ne dis pas que le cas soit très fréquent -- j’ai
personnellement connu un canard qui avait du génie.
Ce canard, nommé Ferdinand, en l’honneur du grand Français, était né
dans la cour de mon parrain, le marquis de Belveau, président du
comité d’organisation de la Société générale d’affichage dans les
tunnels.
C’est dans la propriété de mon parrain que je passais toutes mes
vacances, mes parents exerçant une industrie insalubre dans un milieu
confiné.
(Mes parents -- j’aime mieux le dire tout de suite, pour qu’on ne les
accuse pas d’indifférence à mon égard -- avaient établi une raffinerie de
phosphore dans un appartement du cinquième étage, rue des
Blancs-Manteaux, composé d’une chambre, d’une cuisine et d’un petit
cabinet de débarras, servant de salon.)
Un véritable éden, la propriété de mon parrain! Mais c’est surtout la
basse-cour où je me plaisais le mieux, probablement parce que c’était
l’endroit le plus sale du domaine.
Il y avait là, vivant dans une touchante fraternité, un cochon adulte, des
lapins de tout âge, des volailles polychromes et des canards à se mettre
à genoux devant, tant leur ramage valait leur plumage.
Là, je connus Ferdinand, qui, à cette époque, était un jeune canard dans
les deux ou trois mois. Ferdinand et moi, nous nous plûmes rapidement.
Dès que j’arrivais, c’étaient des coincoins de bon accueil, des
frémissements d’ailes, toute une bruyante manifestation d’amitié qui
m’allait droit au coeur.
Aussi l’idée de la fin prochaine de Ferdinand me glaçait-elle le coeur
de désespoir.
Ferdinand était fixé sur sa destinée, conscius sui fati. Quand on lui
apportait dans sa nourriture des épluchures de navets ou des cosses de
petits pois, un rictus amer crispait les commissures de son bec, et
comme un nuage de mort voilait d’avance ses petits yeux jaunes.
Heureusement que Ferdinand n’était pas un canard à se laisser mettre à
la broche comme un simple dindon: « Puisque je ne suis pas le plus fort,
se disait-il, je serai le plus malin », et il mit tout en oeuvre pour ne
connaître jamais les hautes températures de la rôtissoire ou de la
casserole.
Il avait remarqué le manège qu’exécutait la cuisinière, chaque fois
qu’elle avait besoin d’un sujet de la basse-cour. La cruelle fille
saisissait l’animal, le soupesait, le palpait soigneusement, pelotage
suprême!
Ferdinand se jura de ne point engraisser et il se tint parole.
Il mangea fort peu, jamais de féculents, évita de boire pendant ses repas,
ainsi que le recommandent les meilleurs médecins. Beaucoup
d’exercice.
Ce traitement ne suffisant pas, Ferdinand, aidé par son instinct et de
rares aptitudes aux sciences naturelles, pénétrait de nuit dans le jardin
et absorbait les plantes les plus purgatives, les racines les plus
drastiques.
Pendant quelque temps, ses efforts furent couronnés de succès, mais
son
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