A LOmbre Des Jeunes Filles en Fleurs, vol 3 | Page 4

Marcel Proust
ne faisait le père Bloch extérieur et véritable, puisque au rire que ce dernier lachait non sans répéter deux ou trois fois le dernier mot, pour que son public go?tat bien l'histoire, s'ajoutait le rire bruyant par lequel le fils ne manquait pas à table de saluer les histoires de son père. C'est ainsi qu'après avoir dit les choses les plus intelligentes, Bloch jeune, manifestant l'apport qu'il avait re?u de sa famille, nous racontait pour la trentième fois, quelques-uns des mots que le père Bloch sortait seulement (en même temps que sa redingote) les jours solennels où Bloch jeune amenait quelqu'un qu'il valait la peine d'éblouir: un de ses professeurs, un ?copain? qui avait tous les prix, ou, ce soir-là, Saint-Loup et moi. Par exemple: ?Un critique militaire très fort, qui avait savamment déduit avec preuves à l'appui pour quelles raisons infaillibles dans la guerre russo-japonaise, les Japonais seraient battus et les Russes vainqueurs?, ou bien: ?C'est un homme éminent qui passe pour un grand financier dans les milieux politiques et pour un grand politique dans les milieux financiers.? Ces histoires étaient interchangeables avec une du baron de Rothschild et une de sir Rufus Israel, personnages mis en scène d'une manière équivoque qui pouvait donner à entendre que M. Bloch les avait personnellement connus.
J'y fus moi-même pris et à la manière dont M. Bloch père parla de Bergotte, je crus aussi que c'était un de ses vieux amis. Or, tous les gens célèbres, M. Bloch ne les connaissait que ?sans les conna?tre?, pour les avoir vus de loin au théatre, sur les boulevards. Il s'imaginait du reste que sa propre figure, son nom, sa personnalité ne leur étaient pas inconnus et qu'en l'apercevant, ils étaient souvent obligés de retenir une furtive envie de le saluer. Les gens du monde, parce qu'ils connaissent les gens de talent, d'original, qu'ils les re?oivent à d?ner, ne les comprennent pas mieux pour cela. Mais quand on a un peu vécu dans le monde, la sottise de ses habitants vous fait trop souhaiter de vivre, trop supposer d'intelligence, dans les milieux obscurs où l'on ne conna?t que ?sans conna?tre?. J'allais m'en rendre compte en parlant de Bergotte. M. Bloch n'était pas le seul qui e?t des succès chez lui. Mon camarade en avait davantage encore auprès de ses surs qu'il ne cessait d'interpeller sur un ton bougon, en enfon?ant sa tête dans son assiette, il les faisait ainsi rire aux larmes. Elles avaient d'ailleurs adopté la langue de leur frère qu'elles parlaient couramment, comme si elle e?t été obligatoire et la seule dont pussent user des personnes intelligentes. Quand nous arrivames, l'a?née dit à une de ses cadettes: ?Va prévenir notre père prudent et notre mère vénérable.? ?Chiennes, leur dit Bloch, je vous présente le cavalier Saint-Loup, aux javelots rapides qui est venu pour quelques jours de Doncières aux demeures de pierre polie, féconde en chevaux.? Comme il était aussi vulgaire que lettré, le discours se terminait d'habitude par quelque plaisanterie moins homérique: ?Voyons, fermez un peu vos peplos aux belles agraffes, qu'est-ce que c'est que ce chichi-là? Après tout c'est pas mon père!? Et les demoiselles Bloch s'écroulaient dans une tempête de rires. Je dis à leur frère combien de joies il m'avait données en me recommandant la lecture de Bergotte dont j'avais adoré les livres.
M. Bloch père qui ne connaissait Bergotte que de loin, et la vie de Bergotte que par les racontars du parterre, avait une manière tout aussi indirecte de prendre connaissance de ses uvres, à l'aide de jugements d'apparence littéraire. Il vivait dans le monde des à peu près, où l'on salue dans le vide, où l'on juge dans le faux. L'inexactitude, l'incompétence, n'y diminuent pas l'assurance, au contraire. C'est le miracle bienfaisant de l'amour-propre que peu de gens pouvant avoir les relations brillantes et les connaissances profondes, ceux auxquels elles font défaut se croient encore les mieux partagés parce que l'optique des gradins sociaux fait que tout rang semble le meilleur à celui qui l'occupe et qui voit moins favorisés que lui, mal lotis, à plaindre, les plus grands qu'il nomme et calomnie sans les conna?tre, juge et dédaigne sans les comprendre. Même dans les cas où la multiplication des faibles avantages personnels par l'amour-propre ne suffirait pas à assurer à chacun la dose de bonheur, supérieure à celle accordée aux autres, qui lui est nécessaire, l'envie est là pour combler la différence. Il est vrai que si l'envie s'exprime en phrases dédaigneuses, il faut traduire: ?Je ne veux pas le conna?tre? par ?je ne peux pas le conna?tre?. C'est le sens intellectuel. Mais le sens passionné est bien: je ne veux pas le conna?tre. On sait que cela n'est pas vrai mais on ne le dit pas cependant par simple artifice, on le dit parce qu'on éprouve ainsi,
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