qu'il cite comme charmants de gens d'esprit qu'il a connus, sont restés médiocres
ou devenus incompréhensibles. Il eût dédaigné d'inventer ce qu'il rapporte comme si fin
ou si coloré de Mme Cornuel ou de Louis XIV, fait qui du reste est à noter chez bien
d'autres et comporte diverses interprétations dont il suffit en ce moment de retenir celle-ci:
c'est que dans l'état d'esprit où l'on «observe», on est très au-dessous du niveau où l'on se
trouve quand on crée.
Il y avait donc enclavé en mon camarade Bloch, un père Bloch, qui retardait de quarante
ans sur son fils, débitait des anecdotes saugrenues, et en riait autant au fond de mon ami,
que ne faisait le père Bloch extérieur et véritable, puisque au rire que ce dernier lâchait
non sans répéter deux ou trois fois le dernier mot, pour que son public goûtât bien
l'histoire, s'ajoutait le rire bruyant par lequel le fils ne manquait pas à table de saluer les
histoires de son père. C'est ainsi qu'après avoir dit les choses les plus intelligentes, Bloch
jeune, manifestant l'apport qu'il avait reçu de sa famille, nous racontait pour la trentième
fois, quelques-uns des mots que le père Bloch sortait seulement (en même temps que sa
redingote) les jours solennels où Bloch jeune amenait quelqu'un qu'il valait la peine
d'éblouir: un de ses professeurs, un «copain» qui avait tous les prix, ou, ce soir-là,
Saint-Loup et moi. Par exemple: «Un critique militaire très fort, qui avait savamment
déduit avec preuves à l'appui pour quelles raisons infaillibles dans la guerre
russo-japonaise, les Japonais seraient battus et les Russes vainqueurs», ou bien: «C'est un
homme éminent qui passe pour un grand financier dans les milieux politiques et pour un
grand politique dans les milieux financiers.» Ces histoires étaient interchangeables avec
une du baron de Rothschild et une de sir Rufus Israel, personnages mis en scène d'une
manière équivoque qui pouvait donner à entendre que M. Bloch les avait personnellement
connus.
J'y fus moi-même pris et à la manière dont M. Bloch père parla de Bergotte, je crus aussi
que c'était un de ses vieux amis. Or, tous les gens célèbres, M. Bloch ne les connaissait
que «sans les connaître», pour les avoir vus de loin au théâtre, sur les boulevards. Il
s'imaginait du reste que sa propre figure, son nom, sa personnalité ne leur étaient pas
inconnus et qu'en l'apercevant, ils étaient souvent obligés de retenir une furtive envie de
le saluer. Les gens du monde, parce qu'ils connaissent les gens de talent, d'original, qu'ils
les reçoivent à dîner, ne les comprennent pas mieux pour cela. Mais quand on a un peu
vécu dans le monde, la sottise de ses habitants vous fait trop souhaiter de vivre, trop
supposer d'intelligence, dans les milieux obscurs où l'on ne connaît que «sans connaître».
J'allais m'en rendre compte en parlant de Bergotte. M. Bloch n'était pas le seul qui eût des
succès chez lui. Mon camarade en avait davantage encore auprès de ses surs qu'il ne
cessait d'interpeller sur un ton bougon, en enfonçant sa tête dans son assiette, il les faisait
ainsi rire aux larmes. Elles avaient d'ailleurs adopté la langue de leur frère qu'elles
parlaient couramment, comme si elle eût été obligatoire et la seule dont pussent user des
personnes intelligentes. Quand nous arrivâmes, l'aînée dit à une de ses cadettes: «Va
prévenir notre père prudent et notre mère vénérable.» «Chiennes, leur dit Bloch, je vous
présente le cavalier Saint-Loup, aux javelots rapides qui est venu pour quelques jours de
Doncières aux demeures de pierre polie, féconde en chevaux.» Comme il était aussi
vulgaire que lettré, le discours se terminait d'habitude par quelque plaisanterie moins
homérique: «Voyons, fermez un peu vos peplos aux belles agraffes, qu'est-ce que c'est
que ce chichi-là? Après tout c'est pas mon père!» Et les demoiselles Bloch s'écroulaient
dans une tempête de rires. Je dis à leur frère combien de joies il m'avait données en me
recommandant la lecture de Bergotte dont j'avais adoré les livres.
M. Bloch père qui ne connaissait Bergotte que de loin, et la vie de Bergotte que par les
racontars du parterre, avait une manière tout aussi indirecte de prendre connaissance de
ses uvres, à l'aide de jugements d'apparence littéraire. Il vivait dans le monde des à peu
près, où l'on salue dans le vide, où l'on juge dans le faux. L'inexactitude, l'incompétence,
n'y diminuent pas l'assurance, au contraire. C'est le miracle bienfaisant de l'amour-propre
que peu de gens pouvant avoir les relations brillantes et les connaissances profondes,
ceux auxquels elles font défaut se croient encore les mieux partagés parce que l'optique
des gradins sociaux fait que tout rang semble le meilleur à celui qui l'occupe et qui voit
moins favorisés que lui, mal lotis, à plaindre, les plus grands qu'il nomme et calomnie
sans
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