20000 Lieues sous les mers | Page 7

Jules Verne
monde du Jardin des Plantes, Conseil en était venu à savoir quelque chose. J'avais en lui un spécialiste, très ferré sur la classification en histoire naturelle, parcourant avec une agilité d'acrobate toute l'échelle des embranchements des groupes, des classes, des sous-classes, des ordres, des familles, des genres, des sous-genres, des espèces et des variétés. Mais sa science s'arrêtait là. Classer, c'était sa vie, et il n'en savait pas davantage. Très versé dans la théorie de la classification, peu dans la pratique, il n'e?t pas distingué, je crois, un cachalot d'une baleine ! Et cependant, quel brave et digne gar?on !
Conseil, jusqu'ici et depuis dix ans, m'avait suivi partout où m'entra?nait la science. Jamais une réflexion de lui sur la longueur ou la fatigue d'un voyage. Nulle objection à boucler sa valise pour un pays quelconque, Chine ou Congo, si éloigné qu'il f?t. Il allait là comme ici, sans en demander davantage. D'ailleurs d'une belle santé qui défiait toutes les maladies ; des muscles solides, mais pas de nerfs, pas l'apparence de nerfs au moral, s'entend.
Ce gar?on avait trente ans, et son age était à celui de son ma?tre comme quinze est à vingt. Qu'on m'excuse de dire ainsi que j'avais quarante ans.
Seulement, Conseil avait un défaut. Formaliste enragé il ne me parlait jamais qu'à la troisième personne -- au point d'en être aga?ant.
? Conseil ! ? répétai-je, tout en commen?ant d'une main fébrile mes préparatifs de départ.
Certainement, j'étais s?r de ce gar?on si dévoué. D'ordinaire, je ne lui demandais jamais s'il lui convenait ou non de me suivre dans mes voyages, mais cette fois, il s'agissait d'une expédition qui pouvait indéfiniment se prolonger, d'une entreprise hasardeuse, à la poursuite d'un animal capable de couler une frégate comme une coque de noix ! Il y avait là matière à réflexion, même pour l'homme le plus impassible du monde ! Qu'allait dire Conseil ?
? Conseil ! ? criai-je une troisième fois.
Conseil parut.
? Monsieur m'appelle ? dit-il en entrant.
-- Oui, mon gar?on. Prépare-moi, prépare-toi. Nous partons dans deux heures.
-- Comme il plaira à monsieur, répondit tranquillement Conseil.
-- Pas un instant à perdre. Serre dans ma malle tous mes ustensiles de voyage, des habits, des chemises, des chaussettes, sans compter, mais le plus que tu pourras, et hate-toi !
-- Et les collections de monsieur ? fit observer Conseil.
-- On s'en occupera plus tard.
-- Quoi ! les archiotherium, les hyracotherium, les oréodons, les chéropotamus et autres carcasses de monsieur ?
-- On les gardera à l'h?tel.
-- Et le babiroussa vivant de monsieur ?
-- On le nourrira pendant notre absence. D'ailleurs, je donnerai l'ordre de nous expédier en France notre ménagerie.
-- Nous ne retournons donc pas à Paris ? demanda Conseil.
-- Si... certainement... répondis-je évasivement, mais en faisant un crochet.
-- Le crochet qui plaira à monsieur.
-- Oh ! ce sera peu de chose ! Un chemin un peu moins direct, voilà tout. Nous prenons passage sur l'_Abraham-Lincoln_...
-- Comme il conviendra à monsieur, répondit paisiblement Conseil.
-- Tu sais, mon ami, il s'agit du monstre... du fameux narwal... Nous allons en purger les mers !... L'auteur d'un ouvrage in-quarto en deux volumes sur les _Mystères des grands fonds sous-marins_ ne peut se dispenser de s'embarquer avec le commandant Farragut. Mission glorieuse, mais... dangereuse aussi ! On ne sait pas où l'on va ! Ces bêtes-là peuvent être très capricieuses ! Mais nous irons quand même ! Nous avons un commandant qui n'a pas froid aux yeux !...
-- Comme fera monsieur, je ferai, répondit Conseil.
-- Et songes-y bien ! car je ne veux rien te cacher. C'est là un de ces voyages dont on ne revient pas toujours !
-- Comme il plaira à monsieur. ?
Un quart d'heure après, nos malles étaient prêtes. Conseil avait fait en un tour de main, et j'étais s?r que rien ne manquait, car ce gar?on classait les chemises et les habits aussi bien que les oiseaux ou les mammifères.
L'ascenseur de l'h?tel nous déposa au grand vestibule de l'entresol. Je descendis les quelques marches qui conduisaient au rez-de-chaussée. Je réglai ma note à ce vaste comptoir toujours assiégé par une foule considérable. Je donnai l'ordre d'expédier pour Paris (France) mes ballots d'animaux empaillés et de plantes desséchées. Je fis ouvrir un crédit suffisant au babiroussa, et, Conseil me suivant, je sautai dans une voiture.
Le véhicule à vingt francs la course descendit Broadway jusqu'à Union-square, suivit Fourth-avenue jusqu'à sa jonction avec Bowery-street, prit Katrin-street et s'arrêta à la trente-quatrième pier. Là, le Katrinferryboat nous transporta, hommes, chevaux et voiture, à Brooklyn, la grande annexe de New York, située sur la rive gauche de la rivière de l'Est, et en quelques minutes, nous arrivions au quai près duquel l'_Abraham-Lincoln_ vomissait par ses deux cheminées des torrents de fumée noire.
Nos bagages furent immédiatement transbordés sur le pont de la frégate. Je me précipitai à bord. Je demandai le commandant
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