20000 Lieues sous les mers | Page 8

Jules Verne
rez-de-chaussée. Je réglai ma note à ce vaste
comptoir toujours assiégé par une foule considérable. Je donnai l'ordre d'expédier pour
Paris (France) mes ballots d'animaux empaillés et de plantes desséchées. Je fis ouvrir un
crédit suffisant au babiroussa, et, Conseil me suivant, je sautai dans une voiture.
Le véhicule à vingt francs la course descendit Broadway jusqu'à Union-square, suivit
Fourth-avenue jusqu'à sa jonction avec Bowery-street, prit Katrin-street et s'arrêta à la
trente-quatrième pier. Là, le Katrinferryboat nous transporta, hommes, chevaux et voiture,
à Brooklyn, la grande annexe de New York, située sur la rive gauche de la rivière de l'Est,
et en quelques minutes, nous arrivions au quai près duquel l'_Abraham-Lincoln_
vomissait par ses deux cheminées des torrents de fumée noire.
Nos bagages furent immédiatement transbordés sur le pont de la frégate. Je me précipitai
à bord. Je demandai le commandant Farragut. Un des matelots me conduisit sur la dunette,
où je me trouvai en présence d'un officier de bonne mine qui me tendit la main.
« Monsieur Pierre Aronnax ? me dit-il.
-- Lui-même, répondis-je. Le commandant Farragut ?
-- En personne. Soyez le bienvenu, monsieur le professeur. Votre cabine vous attend. »
Je saluai, et laissant le commandant aux soins de son appareillage, je me fis conduire à la
cabine qui m'était destinée.
L'_Abraham-Lincoln_ avait été parfaitement choisi et aménagé pour sa destination
nouvelle. C'était une frégate de grande marche, munie d'appareils surchauffeurs, qui
permettaient de porter à sept atmosphères la tension de sa vapeur. Sous cette pression,
l'_Abraham-Lincoln_ atteignait une vitesse moyenne de dix-huit milles et trois dixièmes
à l'heure, vitesse considérable, mais cependant insuffisante pour lutter avec le
gigantesque cétacé.
Les aménagements intérieurs de la frégate répondaient à ses qualités nautiques. Je fus très
satisfait de ma cabine, située à l'arrière, qui s'ouvrait sur le carré des officiers.
« Nous serons bien ici, dis-je à Conseil.

-- Aussi bien, n'en déplaise à monsieur, répondit Conseil, qu'un bernard-l'ermite dans la
coquille d'un buccin. »
Je laissai Conseil arrimer convenablement nos malles, et je remontai sur le pont afin de
suivre les préparatifs de l'appareillage.
A ce moment, le commandant Farragut faisait larguer les dernières amarres qui retenaient
l'_Abraham-Lincoln_ à la pier de Brooklyn. Ainsi donc, un quart d'heure de retard, moins
même, et la frégate partait sans moi, et je manquais cette expédition extraordinaire,
surnaturelle, invraisemblable, dont le récit véridique pourra bien trouver cependant
quelques incrédules.
Mais le commandant Farragut ne voulait perdre ni un jour, ni une heure pour rallier les
mers dans lesquelles l'animal venait d'être signalé. Il fit venir son ingénieur.
« Sommes-nous en pression ? lui demanda-t-il.
-- Oui, monsieur, répondit l'ingénieur.
-- Go ahead », cria le commandant Farragut.
A cet ordre, qui fut transmis à la machine au moyen d'appareils à air comprimé, les
mécaniciens firent agir la roue de la mise en train. La vapeur siffla en se précipitant dans
les tiroirs entr'ouverts. Les longs pistons horizontaux gémirent et poussèrent les bielles de
l'arbre. Les branches de l'hélice battirent les flots avec une rapidité croissante, et
l'_Abraham-lincoln_ s'avança majestueusement au milieu d'une centaine de ferry-boats et
de tenders chargés de spectateurs, qui lui faisaient cortège.
Les quais de Brooklyn et toute la partie de New York qui borde la rivière de l'Est étaient
couverts de curieux. Trois hurrahs, partis de cinq cent mille poitrines. éclatèrent
successivement. Des milliers de mouchoirs s'agitèrent au-dessus de la masse compacte et
saluèrent l'_Abraham-Lincoln_ jusqu'à son arrivée dans les eaux de l'Hudson, à la pointe
de cette presqu'île allongée qui forme la ville de New York.
Alors, la frégate, suivant du côté de New-Jersey l'admirable rive droite du fleuve toute
chargée de villas, passa entre les forts qui la saluèrent de leurs plus gros canons.
L'_Abraham-Lincoln_ répondit en amenant et en hissant trois fois le pavillon américain,
dont les trente-neuf étoiles resplendissaient à sa corne d'artimon ; puis, modifiant sa
marche pour prendre le chenal balisé qui s'arrondit dans la baie intérieure formée par la
pointe de Sandy-Hook, il rasa cette langue sablonneuse où quelques milliers de
spectateurs l'acclamèrent encore une fois.
Le cortège des boats et des tenders suivait toujours la frégate, et il ne la quitta qu'à la
hauteur du _light-boat_ dont les deux feux marquent l'entrée des passes de New York.
Trois heures sonnaient alors. Le pilote descendit dans son canot, et rejoignit la petite
goélette qui l'attendait sous le vent. Les feux furent poussés ; l'hélice battit plus
rapidement les flots ; la frégate longea la côte jaune et basse de Long-lsland, et, à huit

heures du soir, après avoir perdu dans le nord-ouest les feux de Fire-lsland, elle courut à
toute vapeur sur les sombres eaux de l'Atlantique.
IV
NED LAND
Le commandant Farragut était un bon marin, digne de la frégate qu'il commandait. Son
navire et lui ne faisaient qu'un. Il
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