20000 Lieues sous les mers | Page 4

Jules Verne
instants après, on constatait l'existence d'un trou large de
deux mètres dans la carène du steamer. Une telle voie d'eau ne pouvait être aveuglée, et
le Scotia, ses roues à demi noyées, dut continuer ainsi son voyage. Il se trouvait alors à
trois cent mille du cap Clear, et après trois jours d'un retard qui inquiéta vivement
Liverpool, il entra dans les bassins de la Compagnie.
Les ingénieurs procédèrent alors à la visite du Scotia, qui fut mis en cale sèche. Ils ne
purent en croire leurs yeux. A deux mètres et demi au-dessous de la flottaison s'ouvrait
une déchirure régulière, en forme de triangle isocèle. La cassure de la tôle était d'une
netteté parfaite, et elle n'eût pas été frappée plus sûrement à l'emporte-pièce. Il fallait
donc que l'outil perforant qui l'avait produite fût d'une trempe peu commune -- et après
avoir été lancé avec une force prodigieuse, ayant ainsi perce une tôle de quatre
centimètres, il avait dû se retirer de lui-même par un mouvement rétrograde et vraiment
inexplicable.
Tel était ce dernier fait, qui eut pour résultat de passionner à nouveau l'opinion publique.
Depuis ce moment, en effet, les sinistres maritimes qui n'avaient pas de cause déterminée
furent mis sur le compte du monstre. Ce fantastique animal endossa la responsabilité de
tous ces naufrages, dont le nombre est malheureusement considérable ; car sur trois mille
navires dont la perte est annuellement relevée au Bureau-Veritas, le chiffre des navires à
vapeur ou à voiles, supposés perdus corps et biens par suite d'absence de nouvelles, ne
s'élève pas à moins de deux cents !
Or, ce fut le « monstre » qui, justement ou injustement, fut accusé de leur disparition, et,
grâce à lui, les communications entre les divers continents devenant de plus en plus
dangereuses, le public se déclara et demanda catégoriquement que les mers fussent enfin
débarrassées et à tout prix de ce formidable cétacé.
II
LE POUR ET LE CONTRE
A l'époque où ces événements se produisirent, je revenais d'une exploration scientifique
entreprise dans les mauvaises terres du Nebraska, aux États-Unis. En ma qualité de
professeur-suppléant au Muséum d'histoire naturelle de Paris, le gouvernement français
m'avait joint à cette expédition. Après six mois passés dans le Nebraska, chargé de
précieuses collections, j'arrivai à New York vers la fin de mars. Mon départ pour la
France était fixé aux premiers jours de mai. Je m'occupais donc, en attendant, de classer
mes richesses minéralogiques, botaniques et zoologiques, quand arriva l'incident du
Scotia.

J'étais parfaitement au courant de la question à l'ordre du jour, et comment ne l'aurais-je
pas été ? J'avais lu et relu tous les journaux américains et européens sans être plus avancé.
Ce mystère m'intriguait. Dans l'impossibilité de me former une opinion, je flottais d'un
extrême à l'autre. Qu'il y eut quelque chose, cela ne pouvait être douteux, et les incrédules
étaient invités à mettre le doigt sur la plaie du Scotia.
A mon arrivée à New York, la question brûlait. L'hypothèse de l'îlot flottant, de l'écueil
insaisissable, soutenue par quelques esprits peu compétents, était absolument abandonnée.
Et, en effet, à moins que cet écueil n'eût une machine dans le ventre, comment pouvait-il
se déplacer avec une rapidité si prodigieuse ?
De même fut repoussée l'existence d'une coque flottante, d'une énorme épave, et toujours
à cause de la rapidité du déplacement.
Restaient donc deux solutions possibles de la question, qui créaient deux clans très
distincts de partisans : d'un côté, ceux qui tenaient pour un monstre d'une force colossale ;
de l'autre, ceux qui tenaient pour un bateau « sous-marin » d'une extrême puissance
motrice.
Or, cette dernière hypothèse, admissible après tout, ne put résister aux enquêtes qui furent
poursuivies dans les deux mondes. Qu'un simple particulier eût à sa disposition un tel
engin mécanique, c'était peu probable. Où et quand l'eut-il fait construire, et comment
aurait-il tenu cette construction secrète ?
Seul, un gouvernement pouvait posséder une pareille machine destructive, et, en ces
temps désastreux où l'homme s'ingénie à multiplier la puissance des armes de guerre, il
était possible qu'un État essayât à l'insu des autres ce formidable engin. Après les
chassepots, les torpilles, après les torpilles, les béliers sous-marins, puis la réaction. Du
moins, je l'espère.
Mais l'hypothèse d'une machine de guerre tomba encore devant la déclaration des
gouvernements. Comme il s'agissait là d'un intérêt public, puisque les communications
transocéaniennes en souffraient, la franchise des gouvernements ne pouvait être mise en
doute. D'ailleurs, comment admettre que la construction de ce bateau sous-marin eût
échappé aux yeux du public ? Garder le secret dans ces circonstances est très difficile
pour un particulier, et certainement impossible pour un Etat dont tous les actes sont
obstinément surveillés par les puissances rivales.
Donc, après enquêtes faites en Angleterre, en France, en Russie, en Prusse, en Espagne,
en Italie, en
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