aux expansions intermittentes d'un
geyser, le _Governor-Higginson_ avait affaire bel et bien à quelque mammifère aquatique,
inconnu jusque-là, qui rejetait par ses évents des colonnes d'eau, mélangées d'air et de
vapeur.
Pareil fait fut également observé le 23 juillet de la même année, dans les mers du
Pacifique, par le _Cristobal-Colon_, de West India and Pacific steam navigation
Company. Donc, ce cétacé extraordinaire pouvait se transporter d'un endroit à un autre
avec une vélocité surprenante, puisque à trois jours d'intervalle, le _Governor-Higginson_
et le _Cristobal-Colon_ l'avaient observé en deux points de la carte séparés par une
distance de plus de sept cents lieues marines. Quinze jours plus tard, à deux mille lieues
de là l'Helvetia, de la Compagnie Nationale, et le Shannon, du Royal-Mail, marchant à
contrebord dans cette portion de l'Atlantique comprise entre les États-Unis et l'Europe, se
signalèrent respectivement le monstre par 42°15' de latitude nord, et 60°35' de longitude à
l'ouest du méridien de Greenwich. Dans cette observation simultanée, on crut pouvoir
évaluer la longueur minimum du mammifère à plus de trois cent cinquante pieds anglais,
puisque le Shannon et l'Helvetia étaient de dimension inférieure à lui, bien qu'ils
mesurassent cent mètres de l'étrave à l'étambot. Or, les plus vastes baleines, celles qui
fréquentent les parages des îles Aléoutiennes, le Kulammak et l'Umgullick, n'ont jamais
dépassé la longueur de cinquante-six mètres, -- si même elles l'atteignent.
Ces rapports arrivés coup sur coup, de nouvelles observations faites à bord du
transatlantique le Pereire, un abordage entre l'Etna, de la ligne Inman, et le monstre, un
procès-verbal dressé par les officiers de la frégate française la Normandie, un très sérieux
relèvement obtenu par l'état-major du commodore Fitz-James à bord du _Lord-Clyde_,
émurent profondément l'opinion publique. Dans les pays d'humeur légère, on plaisanta le
phénomène, mais les pays graves et pratiques, l'Angleterre, l'Amérique, l'Allemagne, s'en
préoccupèrent vivement.
Partout dans les grands centres, le monstre devint à la mode ; on le chanta dans les cafés,
on le bafoua dans les journaux, on le joua sur les théâtres. Les canards eurent là une belle
occasion de pondre des oeufs de toute couleur. On vit réapparaître dans les journaux -- à
court de copie -- tous les êtres imaginaires et gigantesques, depuis la baleine blanche, le
terrible « Moby Dick » des régions hyperboréennes, jusqu'au Kraken démesuré, dont les
tentacules peuvent enlacer un bâtiment de cinq cents tonneaux et l'entraîner dans les
abîmes de l'Océan. On reproduisit même les procès-verbaux des temps anciens les
opinions d'Aristote et de Pline, qui admettaient l'existence de ces monstres, puis les récits
norvégiens de l'évêque Pontoppidan, les relations de Paul Heggede, et enfin les rapports
de M. Harrington, dont la bonne foi ne peut être soupçonnée, quand il affirme avoir vu,
étant à bord du Castillan, en 1857, cet énorme serpent qui n'avait jamais fréquenté
jusqu'alors que les mers de l'ancien Constitutionnel.
Alors éclata l'interminable polémique des crédules et des incrédules dans les sociétés
savantes et les journaux scientifiques. La « question du monstre » enflamma les esprits.
Les journalistes, qui font profession de science en lutte avec ceux qui font profession
d'esprit, versèrent des flots d'encre pendant cette mémorable campagne ; quelques-uns
même, deux ou trois gouttes de sang, car du serpent de mer, ils en vinrent aux
personnalités les plus offensantes.
Six mois durant, la guerre se poursuivit avec des chances diverses. Aux articles de fond
de l'Institut géographique du Brésil, de l'Académie royale des sciences de Berlin, de
l'Association Britannique, de l'Institution Smithsonnienne de Washington, aux
discussions du The Indian Archipelago, du Cosmos de l'abbé Moigno, des Mittheilungen
de Petermann, aux chroniques scientifiques des grands journaux de la France et de
l'étranger, la petite presse ripostait avec une verve intarissable. Ses spirituels écrivains
parodiant un mot de Linné, cité par les adversaires du monstre, soutinrent en effet que «
la nature ne faisait pas de sots », et ils adjurèrent leurs contemporains de ne point donner
un démenti à la nature, en admettant l'existence des Krakens, des serpents de mer, des «
Moby Dick », et autres élucubrations de marins en délire. Enfin, dans un article d'un
journal satirique très redouté, le plus aimé de ses rédacteurs, brochant sur le tout, poussa
au monstre, comme Hippolyte, lui porta un dernier coup et l'acheva au milieu d'un éclat
de rire universel. L'esprit avait vaincu la science.
Pendant les premiers mois de l'année 1867, la question parut être enterrée, et elle ne
semblait pas devoir renaître, quand de nouveaux faits furent portés à la connaissance du
public. Il ne s'agit plus alors d'un problème scientifique à résoudre, mais bien d'un danger
réel sérieux à éviter. La question prit une tout autre face. Le monstre redevint îlot, rocher,
écueil, mais écueil fuyant, indéterminable, insaisissable.
Le 5 mars 1867, le Moravian, de Montréal Océan Company, se trouvant pendant
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