20000 Lieues sous les mers, part 2 | Page 2

Jules Verne
l'espoir de recouvrer sa liberté. Il est certain qu'il profitera de
la première occasion que le hasard lui offrira. Je ferai comme lui sans
doute. Et cependant, ce ne sera pas sans une sorte de regret que
j'emporterai ce que la générosité du capitaine nous aura laissé pénétrer
des mystères du Nautilus ! Car enfin, faut-il haïr cet homme ou
l'admirer ? Est-ce une victime ou un bourreau ? Et puis, pour être franc,
je voudrais. avant de l'abandonner à jamais, je voudrais avoir accompli
ce tour du monde sous-marin dont les débuts sont si magnifiques. Je
voudrais avoir observé la complète série des merveilles entassées sous
les mers du globe. Je voudrais avoir vu ce que nul homme n'a vu encore,
quand je devrais payer de ma vie cet insatiable besoin d'apprendre !
Qu'ai-je découvert jusqu'ici ? Rien, ou presque rien, puisque nous
n'avons encore parcouru que six mille lieues à travers le Pacifique !
Pourtant je sais bien que le Nautilus se rapproche des terres habitées, et
que, si quelque chance de salut s'offre à nous, il serait cruel de sacrifier
mes compagnons à ma passion pour l'inconnu. Il faudra les suivre,
peut-être même les guider. Mais cette occasion se présentera-t-elle
jamais ? L'homme privé par la force de son libre arbitre la désire, cette
occasion, mais le savant, le curieux, la redoute.
Ce jour-là, 21 janvier 1868, à midi, le second vint prendre la hauteur du
soleil. Je montai sur la plate-forme, j'allumai un cigare, et je suivis
l'opération. Il me parut évident que cet homme ne comprenait pas le
français, car plusieurs fois je fis à voix haute des réflexions qui auraient
dû lui arracher quelque signe involontaire d'attention, s'il les eût
comprises, mais il resta impassible et muet.
Pendant qu'il observait au moyen du sextant. un des matelots du

Nautilus cet homme vigoureux qui nous avait accompagnés lors de
notre première excursion sous-marine à l'île Crespo vint nettoyer les
vitres du fanal. J'examinai alors l'installation de cet appareil dont la
puissance était centuplée par des anneaux lenticulaires disposés comme
ceux des phares, et qui maintenaient sa lumière dans le plan utile. La
lampe électrique était combinée de manière à donner tout son pouvoir
éclairant. Sa lumière, en effet, se produisait dans le vide, ce qui assurait
à la fois sa régularité et son intensité. Ce vide économisait aussi les
pointes de graphite entre lesquelles se développe l'arc lumineux.
Économie importante pour le capitaine Nemo, qui n'aurait pu les
renouveler aisément. Mais, dans ces conditions, leur usure était presque
insensible.
Lorsque le Nautilus se prépara à reprendre sa marche sous-marine, je
redescendis au salon. Les panneaux se refermèrent, et la route fut
donnée directement à l'ouest.
Nous sillonnions alors les flots de l'océan Indien, vaste plaine liquide
d'une contenance de cinq cent cinquante millions d'hectares, et dont les
eaux sont si transparentes qu'elles donnent le vertige à qui se penche à
leur surface. Le Nautilus y flottait généralement entre cent et deux
cents mètres de profondeur. Ce fut ainsi pendant quelques jours. A tout
autre que moi, pris d'un immense amour de la mer, les heures eussent
sans doute paru longues et monotones ; mais ces promenades
quotidiennes sur la plate-forme où je me retrempais dans l'air vivifiant
de l'Océan, le spectacle de ces riches eaux à travers les vitres du salon,
la lecture des livres de la bibliothèque, la rédaction de mes mémoires,
employaient tout mon temps et ne me laissaient pas un moment de
lassitude ou d'ennui.
Notre santé à tous se maintenait dans un état très satisfaisant. Le régime
du bord nous convenait parfaitement, et pour mon compte, je me serais
bien passé des variantes que Ned Land, par esprit de protestation,
s'ingéniait à y apporter. De plus, dans cette température constante, il n'y
avait pas même un rhume à craindre. D'ailleurs, ce madréporaire
Dendrophyllée, connu en Provence sous le nom de « Fenouil de mer »,
et dont il existait une certaine réserve à bord, eût fourni avec la chair

fondante de ses polypes une pâte excellente contre la toux.
Pendant quelques jours, nous vîmes une grande quantité d'oiseaux
aquatiques, palmipèdes, mouettes ou goélands. Quelques-uns furent
adroitement tués, et, préparés d'une certaine façon, ils fournirent un
gibier d'eau très acceptable. Parmi les grands voiliers, emportés à de
longues distances de toutes terres, et qui se reposent sur les flots des
fatigues du vol, j'aperçus de magnifiques albatros au cri discordant
comme un braiement d'âne, oiseaux qui appartiennent à la famille des
longipennes. La famille des totipalmes était représentée par des frégates
rapides qui pêchaient prestement les poissons de la surface, et par de
nombreux phaétons ou paille-en-queue, entre autres, ce phaéton à brins
rouges, gros comme un pigeon, et dont le plumage blanc est nuancé de
tons roses qui font valoir la teinte noire
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