ces pauvres gens qui enrichissent leurs ma?tres ! C'est odieux.
-- Ainsi, monsieur le professeur, me dit le capitaine Nemo, vos compagnons et vous, vous visiterez le banc de Manaar, et si par hasard quelque pêcheur hatif s'y trouve déjà, eh bien, nous le verrons opérer.
-- C'est convenu, capitaine.
-- A propos, monsieur Aronnax, vous n'avez pas peur des requins ?
-- Des requins ? ? m'écriai-je.
Cette question me parut, pour le moins, très oiseuse.
? Eh bien ? reprit le capitaine Nemo.
-- Je vous avouerai, capitaine, que je ne suis pas encore très familiarisé avec ce genre de poissons.
-- Nous y sommes habitués, nous autres, répliqua le capitaine Nemo, et avec le temps, vous vous y ferez. D'ailleurs, nous serons armés, et, chemin faisant, nous pourrons peut-être chasser quelque squale. C'est une chasse intéressante. Ainsi donc, à demain, monsieur le professeur, et de grand matin. ?
Cela dit d'un ton dégagé, le capitaine Nemo quitta le salon.
On vous inviterait à chasser l'ours dans les montagnes de la Suisse, que vous diriez : ? Très bien ! demain nous irons chasser l'ours. ? On vous inviterait à chasser le lion dans les plaines de l'Atlas, ou le tigre dans les jungles de l'Inde, que vous diriez : ? Ah ! ah ! il para?t que nous allons chasser le tigre ou le lion ! ? Mais on vous inviterait à chasser le requin dans son élément naturel, que vous demanderiez peut-être à réfléchir avant d'accepter cette invitation.
Pour moi, je passai ma main sur mon front où perlaient quelques gouttes de sueur froide.
? Réfléchissons, me dis-je, et prenons notre temps. Chasser des loutres dans les forêts sous-marines, comme nous l'avons fait dans les forêts de l'?le Crespo, passe encore. Mais courir le fond des mers, quand on est à peu près certain d'y rencontrer des squales, c'est autre chose ! Je sais bien que dans certains pays, aux ?les Andamènes particulièrement, les nègres n'hésitent pas à attaquer le requin, un poignard dans une main et un lacet dans l'autre, mais je sais aussi que beaucoup de ceux qui affrontent ces formidables animaux ne reviennent pas vivants ! D'ailleurs, je ne suis pas un nègre, et quand je serais un nègre, je crois que, dans ce cas, une légère hésitation de ma part ne serait pas déplacée. ?
Et me voilà rêvant de requins, songeant à ces vastes machoires armées de multiples rangées de dents, et capables de couper un homme en deux. Je me sentais déjà une certaine douleur autour des reins. Puis, je ne pouvais digérer le sans-fa?on avec lequel le capitaine avait fait cette déplorable invitation ! N'e?t-on pas dit qu'il s'agissait d'aller traquer sous bois quelque renard inoffensif ?
? Bon ! pensai-je, jamais Conseil ne voudra venir, et cela me dispensera d'accompagner le capitaine. ?
Quant à Ned Land, j'avoue que je ne me sentais pas aussi s?r de sa sagesse. Un péril, si grand qu'il f?t, avait toujours un attrait pour sa nature batailleuse.
Je repris ma lecture du livre de Sirr, mais je le feuilletai machinalement. Je voyais, entre les lignes, des machoires formidablement ouvertes.
En ce moment, Conseil et le Canadien entrèrent, l'air tranquille et même joyeux. Ils ne savaient pas ce qui les attendait.
? Ma foi, monsieur, me dit Ned Land, votre capitaine Nemo que le diable emporte ! - vient de nous faire une très aimable proposition.
-- Ah ! dis-je, vous savez...
-- N'en déplaise à monsieur, répondit Conseil, le commandant du Nautilus nous a invités à visiter demain, en compagnie de monsieur, les magnifiques pêcheries de Ceyland. Il l'a fait en termes excellents et s'est conduit en véritable gentleman.
-- Il ne vous a rien dit de plus ?
-- Rien, monsieur, répondit le Canadien, si ce n'est qu'il vous avait parlé de cette petite promenade.
-- En effet, dis-je. Et il ne vous a donné aucun détail sur...
-- Aucun, monsieur le naturaliste. Vous nous accompagnerez, n'est-il pas vrai ?
-- Moi... sans doute ! Je vois que vous y prenez go?t, ma?tre Land.
-- Oui ! c'est curieux, très curieux.
-- Dangereux peut-être ! ajoutai-je d'un ton insinuant.
-- Dangereux, répondit Ned Land, une simple excursion sur un banc d'hu?tres ! ?
Décidément le capitaine Nemo avait jugé inutile d'éveiller l'idée de requins dans l'esprit de mes compagnons. Moi, je les regardais d'un oeil troublé, et comme s'il leur manquait déjà quelque membre. Devais-je les prévenir ? Oui, sans doute, mais je ne savais trop comment m'y prendre.
? Monsieur, me dit Conseil, monsieur voudra-t-il nous donner des détails sur la pêche des perles ?
-- Sur la pêche elle-même, demandai-je, ou sur les incidents qui...
-- Sur la pêche, répondit le Canadien. Avant de s'engager sur le terrain, il est bon de le conna?tre.
-- Eh bien ! asseyez-vous, mes amis, et je vais vous apprendre tout ce que l'Anglais Sirr vient de m'apprendre à moi-même. ?
Ned et Conseil prirent place sur
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