20000 Lieues sous les mers, part 2 | Page 5

Jules Verne
tendaient au vent comme une voile légère. Je voyais parfaitement leur coquille spiraliforme et ondulée que Cuvier compare justement à une élégante chaloupe. Véritable bateau en effet. Il transporte l'animal qui l'a sécrété, sans que l'animal y adhère.
? L'argonaute est libre de quitter sa coquille, dis-je à Conseil, mais il ne la quitte jamais.
-- Ainsi fait le capitaine Nemo. répondit judicieusement Conseil. C'est pourquoi il e?t mieux fait d'appeler son navire l'Argonaute. ?
Pendant une heure environ. Le Nautilus flotta au milieu de cette troupe de mollusques. Puis, je ne sais quel effroi les prit soudain. Comme à un signal, toutes les voiles furent subitement amenées ; les bras se replièrent, les corps se contractèrent. Les coquilles se renversant changèrent leur centre de gravité, et toute la flottille disparut sous les flots. Ce fut instantané, et jamais navires d'une escadre ne manoeuvrèrent avec plus d'ensemble.
En ce moment, la nuit tomba subitement, et les lames, à peine soulevées par la brise, s'allongèrent paisiblement sous les précintes du Nautilus.
Le lendemain, 26 janvier, nous coupions l'équateur sur le quatre-vingt-deuxième méridien, et nous rentrions dans l'hémisphère boréal.
Pendant cette journée, une formidable troupe de squales nous fit cortège. Terribles animaux qui pullulent dans ces mers et les rendent fort dangereuses. C'étaient des squales philipps au dos brun et au ventre blanchatre armés de onze rangées de dents, des squales oeillés dont le cou est marqué d'une grande tache noire cerclée de blanc qui ressemble à un oeil. des squales isabelle à museau arrondi et semé de points obscurs. Souvent, ces puissants animaux se précipitaient contre la vitre du salon avec une violence peu rassurante. Ned Land ne se possédait plus alors. Il voulait remonter à la surface des flots et harponner ces monstres, surtout certains squales émissoles dont la gueule est pavée de dents disposées comme une mosa?que, et de grands squales tigrés, longs de cinq mètres, qui le provoquaient avec une insistance toute particulière. Mais bient?t le Nautilus, accroissant sa vitesse, laissa facilement en arrière les plus rapides de ces requins.
Le 27 janvier, à l'ouvert du vaste golfe du Bengale, nous rencontrames à plusieurs reprises, spectacle sinistre ! des cadavres qui flottaient à la surface des flots. C'étaient les morts des villes indiennes. charriés par le Gange jusqu'à la haute mer, et que les vautours, les seuls ensevelisseurs du pays, n'avaient pas achevé de dévorer. Mais les squales ne manquaient pas pour les aider dans leur funèbre besogne.
Vers sept heures du soir, le Nautilus à demi immergé navigua au milieu d'une mer de lait. A perte de vue l'Océan semblait être lactifié. était-ce l'effet des rayons lunaires ? Non, car la lune, ayant deux jours à peine, était encore perdue au-dessous de l'horizon dans les rayons du soleil. Tout le ciel, quoique éclairé par le rayonnement sidéral, semblait noir par contraste avec la blancheur des eaux.
Conseil ne pouvait en croire ses yeux, et il m'interrogeait sur les causes de ce singulier phénomène. Heureusement, j'étais en mesure de lui répondre.
? C'est ce qu'on appelle une mer de lait, lui dis-je, vaste étendue de flots blancs qui se voit fréquemment sur les c?tes d'Amboine et dans ces parages.
-- Mais, demanda Conseil, monsieur peut-il m'apprendre quelle cause produit un pareil effet. car cette eau ne s'est pas changée en lait, je suppose !
-- Non, mon gar?on, et cette blancheur qui te surprend n'est due qu'à la présence de myriades de bestioles infusoires, sortes de petits vers lumineux, d'un aspect gélatineux et incolore, de l'épaisseur d'un cheveu, et dont la longueur ne dépasse pas un cinquième de millimètre. Quelques-unes de ces bestioles adhèrent entre elles pendant l'espace de plusieurs lieues.
-- Plusieurs lieues ! s'écria Conseil.
-- Oui, mon gar?on, et ne cherche pas à supputer le nombre de ces infusoires ! Tu n'y parviendrais pas, car, si je ne me trompe, certains navigateurs ont flotté sur ces mers de lait pendant plus de quarante milles. ?
Je ne sais si Conseil tint compte de ma recommandation, mais il parut se plonger dans des réflexions profondes, cherchant sans doute à évaluer combien quarante milles carrés contiennent de cinquièmes de millimètres. Pour moi, je continuai d'observer le phénomène. Pendant plusieurs heures, le Nautilus trancha de son éperon ces flots blanchatres, et je remarquai qu'il glissait sans bruit sur cette eau savonneuse, comme s'il e?t flotté dans ces remous d'écume que les courants et les contre-courants des baies laissaient quelquefois entre eux.
Vers minuit, la mer reprit subitement sa teinte ordinaire, mais derrière nous. jusqu'aux limites de l'horizon. Le ciel. réfléchissant la blancheur des flots. sembla longtemps imprégné des vagues lueurs d'une aurore boréale.
II
UNE NOUVELLE PROPOSITION DU CAPITAINE NEMO
Le 28 février, lorsque le Nautilus revint à midi à la surface de la mer, par 9°4' de latitude nord, il se trouvait en vue d'une terre qui lui restait à huit milles dans l'ouest. J'observai tout
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