20000 Lieues sous les mers, part 1 | Page 6

Jules Verne
les plus grandes espèces
connues de mammifères, et peut-être recèlent-elles des mollusques d'une incomparable
taille, des crustacés effrayants à contempler, tels que seraient des homards de cent mètres
ou des crabes pesant deux cents tonnes ! Pourquoi nous ? Autrefois, les animaux
terrestres, contemporains des époques géologiques, les quadrupèdes, les quadrumanes, les
reptiles, les oiseaux étaient construits sur des gabarits gigantesques. Le Créateur les avait
jetés dans un moule colossal que le temps a réduit peu à peu. Pourquoi la mer, dans ses
profondeurs ignorées, n'aurait-elle pas gardé ces vastes échantillons de la vie d'un autre
âge, elle qui ne se modifie jamais, alors que le noyau terrestre change presque
incessamment ? Pourquoi ne cacherait-elle pas dans son sein les dernières variétés de ces
espèces titanesques, dont les années sont des siècles, et les siècles des millénaires ?
Mais je me laisse entraîner à des rêveries qu'il ne m'appartient plus d'entretenir ! Trêve à
ces chimères que le temps a changées pour moi en réalités terribles. Je le répète, l'opinion
se fit alors sur la nature du phénomène, et le public admit sans conteste l'existence d'un
être prodigieux qui n'avait rien de commun avec les fabuleux serpents de mer.
Mais si les uns ne virent là qu'un problème purement scientifique à résoudre, les autres,
plus positifs, surtout en Amérique et en Angleterre, furent d'avis de purger l'Océan de ce
redoutable monstre, afin de rassurer les communications transocéaniennes. Les journaux
industriels et commerciaux traitèrent la question principalement à ce point de vue. La
Shipping and Mercantile Gazette, le Lloyd, le Paquebot, la Revue maritime et coloniale,
toutes les feuilles dévouées aux Compagnies d'assurances qui menaçaient d'élever le taux
de leurs primes, furent unanimes sur ce point.
L'opinion publique s'étant prononcée, les États de l'Union se déclarèrent les premiers. On
fit à New York les préparatifs d'une expédition destinée à poursuivre le narwal. Une
frégate de grande marche l'_Abraham-Lincoln_, se mit en mesure de prendre la mer au
plus tôt. Les arsenaux furent ouverts au commandant Farragut, qui pressa activement

l'armement de sa frégate.
Précisément, et ainsi que cela arrive toujours, du moment que l'on se fut décidé à
poursuivre le monstre, le monstre ne reparut plus. Pendant deux mois, personne n'en
entendit parler. Aucun navire ne le rencontra. Il semblait que cette Licorne eût
connaissance des complots qui se tramaient contre elle. On en avait tant causé, et même
par le câble transatlantique ! Aussi les plaisants prétendaient-ils que cette fine mouche
avait arrêté au passage quelque télégramme dont elle faisait maintenant son profit.
Donc, la frégate armée pour une campagne lointaine et pourvue de formidables engins de
pêche, on ne savait plus où la diriger. Et l'impatience allait croissant, quand, le 2 juillet,
on apprit qu'un steamer de la ligne de San Francisco de Californie à Shangaï avait revu
l'animal, trois semaines auparavant, dans les mers septentrionales du Pacifique.
L'émotion causée par cette nouvelle fut extrême. On n'accorda pas vingt-quatre heures de
répit au commandant Farragut. Ses vivres étaient embarques. Ses soutes regorgeaient de
charbon. Pas un homme ne manquait à son rôle d'équipage. Il n'avait qu'à allumer ses
fourneaux, à chauffer, à démarrer ! On ne lui eût pas pardonné une demi-journée de
retard ! D'ailleurs, le commandant Farragut ne demandait qu'à partir.
Trois heures avant que l'Abraham-Lincoln ne quittât la pier de Brooklyn, je reçus une
lettre libellée en ces termes :
_Monsieur Aronnax, professeur au Muséum de Paris, Fifth Avenue hotel._
_New York._
« _Monsieur,_
_Si vous voulez vous joindre à l'expédition de l'_Abraham-Lincoln_, le gouvernement de
l'Union verra avec plaisir que la France soit représentée par vous dans cette entreprise. Le
commandant Farragut tient une cabine à votre disposition._
_Très cordialement, votre_ J.-B. HOBSON, _Secrétaire de la marine._ »
III
COMME IL PLAIRA À MONSIEUR
Trois secondes avant l'arrivée de la lettre de J.-B. Hobson, je ne songeais pas plus a
poursuivre la Licorne qu'à tenter le passage du nord-ouest. Trois secondes après avoir lu
la lettre de l'honorable secrétaire de la marine, je comprenais enfin que ma véritable
vocation, l'unique but de ma vie, était de chasser ce monstre inquiétant et d'en purger le
monde.
Cependant, je revenais d'un pénible voyage, fatigué, avide de repos. Je n'aspirais plus
qu'à revoir mon pays, mes amis, mon petit logement du Jardin des Plantes, mes chères et
précieuses collections ! Mais rien ne put me retenir. J'oubliai tout, fatigues, amis,

collections, et j'acceptai sans plus de réflexions l'offre du gouvernement américain.
« D'ailleurs, pensai-je, tout chemin ramène en Europe, et la Licorne sera assez aimable
pour m'entraîner vers les côtes de France ! Ce digne animal se laissera prendre dans les
mers d'Europe -- pour mon agrément personnel -- et je ne veux pas rapporter moins d'un
demi mètre de sa hallebarde d'ivoire au Muséum d'histoire naturelle. »
Mais, en
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