Noa Noa | Page 2

Paul Gauguin

que plaisir, et tout n'est que plaisir, même le travail: l'occasion d'une
promenade en mer ou sur la montagne, la gloriole de montrer sa force
ou son adresse, le douceur d'obliger un ami,--le travail, plaisir des
hommes qu'ils partagent avec les femmes et dont la nature a, d'avance,
fait les frais. Et la sagesse, encore, est un jeu, le plaisir des vieillards,
aux veillées--aux veillées où la peur, aussi, amuse (tant, du moins, que
le soleil n'a pas quitté l'horizon et qu'on est à plusieurs), par des récits
fantastiques, préludes aux prochains cauchemars et qui relèvent d'un
peu de religieuse horreur le délice accompli du jour,--bien que déjà,
durant la sieste, l'aile noire des Tupapaüs** ait effleuré le front des
dormeuses.
* Ce mot, mais ainsi orthographié, appartient à la langue maorie, et
signifie: chant de joie.
** Incubes et succubes, esprits des morts, génies errants.--Les u et les ü,
dans les mots de la langue maorie, se prononcent ou.
Près de la case en bois de bourao, à distance du rivage que la matinée
tropicale maintenant embrase, la forêt commence et de l'ombre fraîche
tombe des premiers manguiers. Des hommes, des femmes, tanés,
vahinés, sont là, groupés, épars, debout et affairés, assis ou couchés et
déjà reposant. On boit, on bavarde, on rit.
Au loin, la mer, égayée de barques indolemment vites, que des jeunes
gens dirigent, tantôt à la rame, tantôt par de simples déplacements du
corps; et leurs paréos* bleus et blancs, et leurs poitrines cuivrées, et le
jaune rouge du bois des barques, font avec l'azur du ciel et le vert et
l'orange des flots une harmonie large et gaie, que rythment l'éclair blanc
des dents aux fréquente éclats de rire et la frange blanche de la mousse
des vagues.
* Ceinture: unique vêtement.

Sur le bord, malgré la chaleur, deux soeurs, qui viennent de se baigner,
s'attardent en de gracieuses attitudes animales de repos, et parlent
amours d'hier, de demain. Une querelle: un souvenir.
--Eh! quoi? tu es jalouse?
Au fond de l'anse, un jeune tané, admirable dans l'équilibre de sa force
et la justesse de ses proportions, tranche à coups de hache un tronc
d'arbre. Sur une barque, disposant les éléments d'une brève traversée, et
se penchant, à genoux, le dos horizontal, les bras étendus, sa vahiné nue
jusqu'aux hanches, les seins pendants, lourds et fermes et frémissants,
garde, en dépit de la posture, une incontestable élégance.
Là bas vers l'intérieur, dans la maison maorie, ouverte, une femme,
assise sur ses jambes, devant la porte, le coude au genou, les lèvres
enflées de colère, seule au moins depuis cinq minutes, au moins pour
cinq minutes encore, boude, sans que nul ni elle-même sache pourquoi,
peut-être pour le plaisir.
L'heure de la sieste a passé, l'heure d'incendie, l'heure morte.
Le crépuscule vite tombe, et de partout sourd une agitation d'immense
volière, dans les demi-ténèbres que la lune cisèle.
On va chanter, on va danser.
Les hommes s'accroupissent au pied des arbres. Les femmes, dans
l'espace libre, comme dévêtues de blanc, remuent en cadence leurs
jambes solides, leurs fortes épaules, leurs hanches et leurs seins, et les
dernières lueurs du jour et les premières lueurs de la lune les
poursuivent. La voix des hommes--orchestre de ce ballet--est monotone,
grave, presque triste. Il se mêle des frémissements de peur aux
trémoussements des femmes et à leur mimique invitant l'amour, qui va
venir avec la nuit--avec la nuit tragique, où le démon des morts veille et
rôde, et tout à l'heure se dressera, les lèvres blêmes et les yeux
phosphorescents, près de la couche où les fillettes tôt nubiles ne
dorment point paisibles, parce que les défunts reviennent--défunts
amants ou défunts dieux.

II.
NOA NOA: odorant.
La majesté silencieuse de la Forêt accueille le pèlerin en route vers
l'Aroraï, la montagne qui touche le ciel.
Nulle vie animale, point d'envols et de chants, et rien qui bondisse et
rien qui rampe. Mais quelles harmonies dans les parfums qui grisent
l'artiste voyageur! Que de beaux bruits dans l'éclat polychrome des
feuilles, des fruits, des fleurs!
Ses yeux, où demeure l'éblouissement des splendeurs humaines
contemplées à nuits, à journées pleines, ses yeux, repus de sensualités
si chastes d'être si naïves, évoquent parmi ce triomphe végétal la
Femme qui serait l'âme de la Forêt, l'Eve dorée, aux membres robustes
et souples, aux jambes lisses, fortes, rondes, comme ces lianes, des
cheveux drus, comme la mousse, des lèvres où fleurit la sève de
l'églantier, deux fruits mûrs sur la poitrine, l'Eve dorée, reine enfant et
déesse sauvage, sous le dais somptueux des frondaisons, sur le tapis des
herbes, des feuilles amoncelées.
Dans l'extase de cette vision, à pas lents il traverse les clairières rares,
les hauts fossés, les ruisseaux, gravit les pentes roides, s'aidant des
mains, heureux de l'effort, aux parois de rochers, aux
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