Mademoiselle de Maupin | Page 2

Théophile Gautier
une
chaire; chaque journaliste, un prédicateur; il n’y manque que la tonsure
et le petit collet. Le temps est à la pluie et à l’homélie; on se défend de

l’une et de l’autre en ne sortant qu’en voiture et en relisant Pantagruel
entre sa bouteille et sa pipe.
Mon doux Jésus! quel déchaînement! quelle furie!
-- Qui vous a mordu? qui vous a piqué? que diable avez-vous donc pour
crier si haut, et que vous a fait ce pauvre vice pour lui en tant vouloir,
lui qui est si bon homme, si facile à vivre, et qui ne demande qu’à
s’amuser lui-même et à ne pas ennuyer les autres, si faire se peut? --
Agissez avec le vice comme Serre avec le gendarme: embrassez-vous,
et que tout cela finisse. -- Croyez- m’en, vous vous en trouverez bien. --
Eh! mon Dieu! messieurs les prédicateurs, que feriez-vous donc sans le
vice? -- Vous seriez réduits, dès demain, à la mendicité, si l’on devenait
vertueux aujourd’hui.
Les théâtres seraient fermés ce soir. -- Sur quoi feriez-vous votre
feuilleton? -- Plus de bals de l’Opéra pour remplir vos colonnes, -- plus
de romans à disséquer; car bals, romans, comédies, sont les vraies
pompes de Satan, si l’on en croit notre sainte Mère l’Église. -- L’actrice
renverrait son entreteneur, et ne pourrait plus vous payer son éloge. --
On ne s’abonnerait plus à vos journaux; on lirait saint Augustin, on irait
à l’église, on dirait son rosaire. Cela serait peut-être très bien; mais, à
coup sûr, vous n’y gagneriez pas. -- Si l’on était vertueux, où
placeriez-vous vos articles sur l’immoralité du siècle? Vous voyez bien
que le vice est bon à quelque chose.
Mais c’est la mode maintenant d’être vertueux et chrétien, c’est une
tournure qu’on se donne; on se pose en saint Jérôme, comme autrefois
en don Juan; l’on est pâle et macéré, l’on porte les cheveux à l’apôtre,
l’on marche les mains jointes et les yeux fichés en terre; on prend un
petit air confit en perfection; on a une Bible ouverte sur sa cheminée,
un crucifix et du buis bénit à son lit; l’on ne jure plus, l’on fume peu, et
l’on chique à peine. -- Alors on est chrétien, l’on parle de la sainteté de
l’art, de la haute mission de l’artiste, de la poésie du catholicisme, de M.
de Lamennais, des peintres de l’école angélique, du concile de Trente,
de l’humanité progressive et de mille autres belles choses. --
Quelques-uns font infuser dans leur religion un peu de républicanisme;
ce ne sont pas les moins curieux. Ils accouplent Robespierre et

Jésus-Christ de la façon la plus joviale, et amalgament avec un sérieux
digne d’éloges les Actes des Apôtres et les décrets de la sainte
convention, c’est l’épithète sacramentelle; d’autres y ajoutent, pour
dernier ingrédient, quelques idées saint-simoniennes. -- Ceux-là sont
complets et carrés par la base; après eux, il faut tirer l’échelle. Il n’est
pas donné au ridicule humain d’aller plus loin, -- _has ultra metas...,
_etc. Ce sont les colonnes d’Hercule du burlesque.
Le christianisme est tellement en vogue par la tartuferie qui court que le
néo-christianisme lui-même jouit d’une certaine faveur. On dit qu’il
compte jusqu’à un adepte, y compris M. Drouineau.
Une variété extrêmement curieuse du journaliste proprement dit moral,
c’est le journaliste à famille féminine.
Celui-là pousse la susceptibilité pudique jusqu’à l’anthropophagie, ou
peu s’en faut.
Sa manière de procéder, pour être simple et facile au premier coup
d’oeil, n’en est pas moins bouffonne et superlativement récréative, et je
crois qu’elle vaut qu’on la conserve à la postérité, -- à nos derniers
neveux, comme disaient les perruques du prétendu grand siècle.
D’abord pour se poser en journaliste de cette espèce, il faut quelques
petits ustensiles préparatoires, -- tels que deux ou trois femmes
légitimes, quelques mères, le plus de soeurs possible, un assortiment de
filles complet et des cousines innombrablement. -- Ensuite il faut une
pièce de théâtre ou un roman quelconque, une plume, de l’encre, du
papier et un imprimeur. Il faudrait peut-être bien une idée et plusieurs
abonnés; mais on s’en passe avec beaucoup de philosophie et l’argent
des actionnaires.
Quand on a tout cela, l’on peut s’établir journaliste moral. Les deux
recettes suivantes, convenablement variées, suffisent à la rédaction.
Modèles d’articles vertueux sur une première représentation.
«Après la littérature de sang, la littérature de fange; après la Morgue et

le bagne, l’alcôve et le lupanar; après les guenilles tachées par le
meurtre, les guenilles tachées par la débauche; après, etc. (selon le
besoin et l’espace, on peut continuer sur ce ton depuis six lignes
jusqu’à cinquante et au-delà), -- c’est justice. -- Voilà où mènent l’oubli
des saines doctrines et le dévergondage romantique: le théâtre est
devenu une école de prostitution où l’on n’ose se hasarder qu’en
tremblant avec une femme qu’on respecte. Vous
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