De léducation dun homme sauvage | Page 2

Jean Itard
la
mort violente de sa compagne[3]. Dépourvus de ces avantages, les
autres enfans, trouvés dans un état d'isolement individuel, n'apportèrent
dans la société que des facultés profondément engourdies, contre
lesquelles durent échouer, en supposant qu'ils furent tentés et dirigés
vers leur éducation, tous les efforts réunis d'une métaphysique à peine
naissante, encore entravée du préjugé des idées innées, et d'une
médecine, dont les vues nécessairement bornées par une doctrine toute
mécanique, ne pouvaient s'élever aux considérations philosophiques
des maladies de l'entendement. Éclairées du flambeau de l'analyse, et se
prêtant l'une à l'autre un mutuel appui, ces deux sciences ont de nos
jours dépouillé leurs vieilles erreurs, et fait des progrès immenses.
Aussi avait-on lieu d'espérer que si jamais il se présentait un individu
pareil à ceux dont nous venons de parler, elles déploieraient pour son
développement physique et moral toutes les ressources de leurs
connaissances actuelles; ou que du moins si cette application devenait
impossible ou infructueuse, il se trouverait dans ce siècle d'observation
quelqu'un qui, recueillant avec soin l'histoire d'un être aussi étonnant,
déterminerait ce qu'il est, et déduirait de ce qu'il lui manque, la somme
jusqu'à présent incalculée des connaissances et des idées que l'homme
doit à son éducation.
[1] Linné en fait monter le nombre jusqu'à dix, et les présente comme
formant une variété de l'espèce humaine. (Systême de la nature).
[2] Essai sur l'origine des connaissances humaines, IIe. partie, sect.
Iere.
[3] Cette fille fut prise en 1731, dans les environs de
Châlons-sur-Marne, et élevée dans un couvent de religieuses, sous le
nom de mademoiselle Leblanc. Elle raconta, quant elle sut parler,
qu'elle avait vécu dans les bois avec une compagne, et qu'elle l'avait
malheureusement tuée d'un violent coup sur la tête, un jour qu'ayant

trouvé sur leurs pas un chapelet, elles s'en disputèrent la possession
exclusive (RACINE, poëme de la Religion).
Cette histoire quoiqu'elle soit une des plus circonstanciées, est
néanmoins si mal faite, que si l'on en retranche d'abord ce qu'il y a
d'insignifiant et puis ce qu'il y a d'incroyable, elle n'offre qu'un
très-petit nombre de particularités dignes d'être notées, et dont la plus
remarquable est la faculté qu'avait cette jeune sauvage, de se rappeler
son état passé.
Oserai-je avouer que je me suis proposé l'une et l'autre de ces deux
grandes entreprises? et qu'on ne me demande point si j'ai rempli mon
but. Ce serait-là une question bien prématurée, à laquelle je ne pourrai
répondre qu'à une époque encore très-éloignée. Néanmoins je l'eusse
attendue en silence, sans vouloir occuper le public de mes travaux, si ce
n'avait été pour moi un besoin, autant qu'une obligation, de prouver, par
mes premiers succès, que l'enfant sur lequel je les ai obtenus n'est point,
comme on le croit généralement, un imbécille désespéré, mais un être
intéressant, qui mérite, sous tous les rapports, l'attention des
observateurs, et les soins particuliers qu'en fait prendre une
administration éclairée et philanthropique.

DES PREMIERS DÉVELOPPEMENS DU JEUNE SAUVAGE DE
L'AVEYRON.
Un enfant de onze ou douze ans, que l'on avait entrevu quelques années
auparavant dans les bois de la Caune, entièrement nud, cherchant des
glands et des racines dont il faisait sa nourriture, fut, dans les mêmes
lieux, et vers la fin de l'an 7, rencontré par trois chasseurs qui s'en
saisirent au moment où il grimpait sur un arbre pour se soustraire à
leurs poursuites. Conduit dans un hameau du voisinage, et confié à la
garde d'une veuve, il s'évada au bout d'une semaine, et gagna les
montagnes, où il erra pendant les froids les plus rigoureux de l'hiver,
revêtu plutôt que couvert d'une chemise en lambeaux, se retirant
pendant la nuit dans les lieux solitaires, se rapprochant, le jour, des
villages voisins, menant ainsi une vie vagabonde, jusqu'au jour où il

entra de son propre mouvement dans une maison habitée du canton de
Saint-Sernin. Il y fut repris, surveillé et soigné pendant deux ou trois
jours; transféré de là à l'hospice de Saint-Afrique, puis à Rhodez, où il
fut gardé plusieurs mois. Pendant le séjour qu'il a fait dans ces différens
endroits, on l'a vu toujours également farouche, impatient et mobile,
chercher continuellement à s'échapper, et fournir matière aux
observations les plus intéressantes, recueillies par des témoins dignes
de foi, et que je n'oublierai pas de rapporter dans les articles de cet
Essai, où elles pourront ressortir avec plus d'avantage[4]. Un ministre,
protecteur des sciences, crut que celle de l'homme moral pourrait tirer
quelques lumières de cet événement. Des ordres furent donnés pour que
cet enfant fût amené à Paris. Il y arriva vers la fin de l'an 8, sous la
conduite d'un pauvre et respectable vieillard, qui, obligé de s'en séparer
peu de tems après, promit de revenir le prendre, et de lui servir de père,
si jamais la Société venait à l'abandonner.
[4] Tout ce que je
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 27
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.